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Les prix Ricard et Marcel-Duchamp influent-ils sur l’entrée des œuvres dans les collections publiques ?

Par Nathalie Moureau · Le Journal des Arts

Le 11 mars 2015 - 2910 mots

PARIS

À la date de son attribution, le prix Marcel Duchamp célèbre des artistes plus largement acquis par les Frac [Fonds régionaux d’art contemporain] que le prix Fondation d’entreprise Ricard. Tous deux ouvrent sur des acquisitions ultérieures effectuées par le Musée national d’art moderne. Tels sont les enseignements principaux que délivre une étude universitaire réalisée à partir de données disponibles sur la base de données Videomuseum [qui recense les collections publiques françaises d’art moderne et contemporain, NDLR].

Quoique d’ambition différente – le prix Marcel Duchamp a été conçu à l’image du Turner Prize [décerné par la Tate à Londres] –, ces prix présentent quelques similitudes, couronnant des « jeunes » talents de la scène plastique contemporaine. Surtout, tous deux ont choisi un positionnement astucieux à mi-chemin entre le marché et l’institution, de façon à opérer sur tous les fronts pour doper la carrière des artistes.

S’ils sont remis au moment où se tient la Fiac [Foire internationale d’art contemporain], à Paris, événement marchand emblématique du paysage artistique français, l’institution, et son importance pour la carrière des artistes, n’en est pas pour autant oubliée. Tandis que le prix Duchamp offre au lauréat une exposition au Centre Pompidou assortie d’un catalogue, il est prévu dans les statuts du prix Ricard que soit offerte une œuvre au Mnam (Musée national d’art moderne). Au-delà, ces distinctions présentent de nombreuses différences, pour ne citer que le montant alloué aux artistes (1) ou leur mode de sélection. Alors que le jury du prix Duchamp est composé d’un nombre réduit de personnalités (7 à 8), le prix Ricard s’appuie sur un vote soumis à un public plus large (dénombrant un peu plus de 300 personnes : collectionneurs, critiques et amis de musées), lesquels doivent choisir le lauréat au sein d’un panel de dix artistes présélectionnés par un commissaire d’exposition indépendant. 

S’il demeure difficile d’évaluer avec précision l’impact des prix sur les carrières des artistes, quelques éléments peuvent être mis en lumière sur le plan tant marchand qu’institutionnel. Le Journal des Arts avait déjà consacré un dossier à cette question en 2013 [lire le JdA no 385, 15 février 2013], en voici quelques prolongements.  

Les achats précurseurs des Frac
Les artistes récipiendaires du prix Duchamp ont dans l’ensemble, au moment où ils sont distingués, un nombre d’œuvres présentes dans les collections de Frac plus élevé que les lauréats du prix Ricard, sans doute plus tourné vers la scène émergente. Huit années s’écoulent en moyenne entre l’entrée pour la première fois d’une œuvre de l’artiste dans un Frac et l’obtention du prix Duchamp, alors que cette durée est de trois ans et demi pour le prix Ricard. En outre, le nombre médian d’œuvres détenues par les Frac lorsqu’un artiste reçoit le prix Duchamp est de huit contre trois pour le prix Ricard. Enfin, si tant est que l’âge puisse être corrélé avec l’évolution des carrières, l’intervention plus tardive du prix Duchamp dans la carrière des artistes se vérifie à travers l’âge plus élevé des lauréats lors de l’obtention de ce prix, 38 ans en moyenne contre 33 pour le prix Ricard. C’est ainsi que les deux artistes qui ont été doublement couronnés, Tatiana Trouvé et Mircea Cantor, ont commencé par recevoir le prix Ricard [en 2001 et 2004] puis ont été récompensés par le prix Duchamp [en 2007 et 2011] respectivement six et sept ans après.

Par ailleurs, la comparaison des acquisitions effectuées par les Frac sur l’ensemble des années précédant la remise des prix et celles qui y font suite donne à voir des profils distincts selon le type de récompense. L’obtention du prix Duchamp ne semble ainsi pas avoir d’influence notoire sur les acquisitions des Frac – le seul artiste pour lequel le volume d’achat a été supérieur sur la période postérieure au prix a été Saâdane Afif (en 2009). La prudence est cependant de mise quant à ces conclusions du fait d’une hétérogénéité sur le plan de la durée des périodes considérées avant et après l’obtention du prix.

La présomption d’une baisse relative des achats n’est toutefois pas non plus infondée puisqu’une diminution des acquisitions est constatée dans l’ensemble des cas (au nombre de 6) où la période la plus longue est celle qui est consécutive à l’obtention du prix (2) Pour les lauréats du prix Ricard, il en va différemment. Pour plusieurs artistes, le volume d’achat est plus élevé après que l’artiste a reçu le prix, il est néanmoins difficile de conclure quant à un réel « effet prix », car pour la majeure partie des artistes les acquisitions commencent peu avant l’obtention de la récompense, la période postérieure au prix étant de ce fait plus longue. L’accroissement du nombre d’œuvres acquises par les Frac traduirait alors simplement la poursuite normale d’une politique d’acquisition impulsée peu avant, et ce sans être influencée en quoi que ce soit par la distinction.
 
Un sésame pour une entrée au Musée national d’art moderne
Si les achats effectués par les Frac semblent au final peu influencés par l’obtention d’un prix, en revanche, pour les œuvres des artistes primés, le « flux d’entrée » dans les collections du Musée national d’art moderne s’accroît sensiblement après la récompense. Cet effet est assez naturel pour les bénéficiaires du prix Ricard puisque la logique même du prix veut qu’une œuvre du lauréat fasse l’objet d’un don au Musée. Notons que sur les 17 artistes récompensés, 13 n’étaient pas présents au préalable dans les collections du Mnam : le prix aura donc eu pour effet de renforcer sensiblement leur légitimation. Le prix Marcel Duchamp semble lui aussi favoriser une entrée dans les collections du Musée national. Pour un peu moins de la moitié des lauréats, cette entrée est concomitante ou postérieure à la date d’obtention de leur prix. Notons que les lauréats de 2012 et de 2013, au vu des données collectées sur Videomuseum, ne semblent pas avoir à ce jour bénéficié de ces effets. On retrouve toutefois pour le prix Duchamp une intervention plus « tardive » du prix dans la carrière des artistes, car, concernant le prix Ricard, les artistes sont déjà représentés en nombre plus élevé dans les collections du Mnam. Bien qu’il ne semble pas, toujours selon la base de données, que les achats effectués par le Musée soient purement ponctuels, il demeure difficile d’affirmer, étant donné le manque de recul temporel, si ces achats s’inscrivent dans une véritable politique de soutien sur le long terme de la scène française.

Un accès aux galeries étrangères ?
Les lauréats sont représentés par un nombre élevé de galeries de tous types. Tandis que, pour le prix Duchamp, plus de 40 galeries différentes soutiennent aujourd’hui les artistes primés, ce chiffre est d’une trentaine pour le prix Ricard. Soulignons que ces observations ne correspondent pas au nombre de galeries qui représentaient les artistes au moment où ceux-ci ont obtenu leur prix, mais à la période actuelle, et intègrent donc des effets de carrière, certains des lauréats ayant pu quitter depuis leur galerie ou entrer dans d’autres.

La différence constatée du nombre de galeries entre le prix Duchamp et le prix Ricard tient à ce qu’en moyenne les artistes récompensés par la Fondation d’entreprise Ricard sont représentés par un nombre plus réduit de galeries (2 en moyenne) contre (3 ou 4) pour Marcel-Duchamp. Ces données semblent attester, encore une fois, d’une intervention du Prix Ricard plus en amont dans la carrière des artistes. Quoi qu’il en soit,  les artistes lauréats sont quasiment tous encore soutenus aujourd’hui par une galerie française, et lorsque plusieurs galeries leur accordent un soutien, il s’agit majoritairement de galeries européennes, moins fréquemment de galeries américaines ou extra-européenne (hors États-Unis). Un peu moins de la moitié des artistes primés par Duchamp sont ainsi directement représentés par une galerie localisée sur le sol américain, cette proportion s’élevant à un peu moins d’un tiers pour le prix Ricard.

Ne disposant pas de l’évolution de la représentation des artistes au sein des différentes galeries depuis l’obtention de leur prix, mais seulement des données actuelles, il est impossible de savoir dans quelles proportions celui-ci a pu contribuer au renforcement du marché international de ces artistes. Tout au plus peut-on conclure en soulignant la plus grande facilité avec laquelle nos artistes accèdent aux galeries européennes plutôt qu’américaines, en dépit de la légitimation qui leur est accordée sur notre sol.
 

Julie Anne, Marine Bernier, Roxane Girel, sous la direction de Nathalie Moureau, maître de conférences en sciences économiques, université Paul-Valéry/Montpellier

 

Notes

(1) L’Adiaf (Association pour le diffusion internationale de l’art français), à l’initiative du prix Marcel Duchamp, participe à hauteur de 30 000 euros aux frais d’exposition et de production, et remet une somme de 35 000 euros à l’artiste. Le prix Fondation d’entreprise Ricard prévoir d’acheter une œuvre d’une valeur de 15 000 euros à l’artiste afin d’en faire don au Musée national d’art moderne-Centre Pompidou.

(2) Pour le calcul de la durée de la période écoulée avant le prix, la date du premier achat effectué par un Frac a servi de marqueur. Par exemple, pour un artiste ayant reçu le prix en 2000 et pour lequel le premier achat par un Frac a été effectué en 1995, la période ayant précédé le prix a été de cinq ans et celle postérieure au prix de quatorze ans.

Nombre d'acquisitions par année des oeuvres des lauréats du prix de la Fondation d'entreprise Ricard, par les Frac et le Centre Pompidou de 1999 à 2014
Année du PrixArtistesMusée national d'art moderneLes 23 FracFrac Mnam
  AvantAprèsAvantAprès 
1999Didier Marcel02 : 1 en 2009 ; 1 en 2003 (don de la fondation)4 : 1 en 1999 ; 2 en 1993 ; 1 en 199125 : 1 en 2010 ; 1 en 2008 ; 3 en 2007 ; 1 en 2006 ; 4 en 2005 ; 1 en 2004 ; 6 en 2003 ; 1 en 2002 ; 7 en 200131
2000Natacha Lesueur03 : 3 en 2003 (don de la fondation)9 : 2 en 2000 ; 4 en 1999 ; 1 en 1998 ; 2 en 199711 : 1 en 2012 ; 5 en 2010 ; 2 en 2008 ; 2 en 2003 ; 1 en 200123
2001Tatiana Trouvé012 : 3 en 2012 ; 2 en 2009 ; 6 en 2007 ; 1 en 2003 (don de la fondation)9 : 1 en 2001 ; 2 en 1999 ; 3 en 1998 ; 3 en 19976 : 1 en 2011 ; 3 en 2008 ; 1 en 2004 ; 1 en 200327
2002Boris Achour2 : 2 en 20001 : 1 en 2004 (don de la fondation)7 : 2 en 2002 ; 3 en 2000 ; 2 en 19985 : 1 en 2014 ; 1 en 2011 ; 3 en 200815
2003Matthieu Laurette3 : 3 en 19972 : 1 en 2009 ; 1 en 2005 (don de la fondation)3 : 2 en 1999 ; 1 en 199708
2004Mircea Cantor03 : 2 en 2012 ; 1 en 2005 (don de la fondation)1 : 1 en 20033 : 1 en 2007 ; 1 en 2006 ; 1 en 20057
2005Loris Gréaud03 : 2 en 2012 ; 1 en 2006 (don de la fondation)3 : 3 en 200406
2006Vincent Lamouroux01 : 1 en 2007 (don de la fondation)2 : 2 en 20063 : 3 en 20096
2007Christophe Berdaguer et Marie Péjus01 : 1 en 2008 (don de la fondation)6 : 1 en 2007 ; 2 en 2006 ; 1 en 2004 ; 1 en 2002 ; 1 en 19975 : 3 en 2012 ; 1 en 2011 ; 1 en 200912
2008Raphaël Zarka04 : 2 en 2010 ; 2 en 2009 (don de la fondation)15 : 12 en 2008 ; 1 en 2007 ; 2 en 20067 : 1 en 2013 ; 3 en 2011 ; 1 en 2010 ; 2 en 200926
2009Ida Tursic & Wilfried Mille01 : 1 en 2010 (don de la fondation)1 : 1 en 20081 : 1 en 20133
2010Benoît Maire01 : 1 en 2011 (don de la fondation)14 : 4 en 2010 ; 2 en 2009 ; 7 en 2008 ; 1 en 20071 : 1 en 201316
2010Isabelle Cornaro08 : 7 en 2014 ; 1 en 2011 (don de la fondation)5 : 1 en 2009 ; 4 en 2008.1 : 1 en 201314
2011Adrien Missika01 : 1 en 2012 (don de la fondation)04 : 2 en 2014 ; 1 en 2013 ; 1 en 20125
2012Katinka Bock9 : 8 en 2012 ; 1 en 20091 : 1 en 2013 (don de la fondation);3 : 2 en 2010 ; 1 en 2009.4 : 4 en 201317
2013Lili Reynaud-Dewar1 : 1 en 20091 : 1 en 2014 (don de la fondation)37 : 33 en 2012 ; 1 en 2011 ; 2 en 2010 ; 1 en 2007039
2014Camille Blatrix00000

Nombre d'acquisitions par année des oeuvres des lauréats du prix Marcel Duchamp, par les Frac et le Centre Pompidou de 2000 à 2014
Année du PrixArtistesMusée national d'art moderneLes 23 FracFrac Mnam
  AvantAprèsAvantAprès 
2000-2001Thomas Hirschhorn7 : 7 en 2000 ;4 : 4 en 20065 : 1 en 1994 ; 1 en 1996 ; 2 en 1997 ; 1 en 19983 : 1 en 2003 ; 1 en 2005 ; 1 en 200619
2002Dominique Gonzalez-Foerster1 : 1 en 20021 : 1 en 20098 : 1 en 1993 ; 1 en 1996 ; 2 en 1998 ; 2 en 2000 ; 2 en 20011 : 1 en 200311
2003Mathieu Mercier1 : 1 en 2003011 : 1 en 1999 ; 3 en 2000 ; 2 en 2001 ; 4 en 2002 ; 1 en 20036 : 1 en 2005 ; 2 en 2008 ; 2 en 2009 ; 1 en 201018
2004Carole Benzaken1 : 1 en 20033 : 3 en 20124 : 1 en 1993 ; 1 en 1996 ; 2 en 19971 : 1 en 20059

2005

Claude Closky7 : 2 en 1996 ; 1 en 1998 ; 1 en 2000 ; 2 en 2001 ; 1 en 2002 ;1 : 1 en 200679 : 7 en 1992 ; 1 en 1993; 20 en 1994 ; 11 en 1995 ; 3 en 1996 ; 8 en 1997 ; 3 en 1998 ; 20 en 2000 ; 5 en 2002 ; 1 en 200522 : 3 en 2008 ; 5 en 2010 ; 2 en 2011 ; 8 en 2012 ; 3 en 2013 ; 1 en 2014109
2006Philippe Mayaux1 : 1 en 20001 : 1 en 200719 : 5 en 1991 ; 1 en 1993 ; 3 en 1996 ; 1 en 1998 ; 4 en 1999 ; 1 en 2000 ; 2 en 2001 ; 1 en 2002 ; 1 en 2006021
2007Tatiana Trouvé7 : 1 en 2003 ; 6 en 20075 : 2 en 2009 ; 3 en 2012 (donation de Guerlain)13 : 3 en 1997 ; 3 en 1998 ; 2 en 1999 ; 2 en 2001 ; 1 en 2003, 1 en 20043 : 3 en 200827
2008Laurent Grasso1 : 1 en 20081 : 1 en 20098 : 1 en 2004 ; 2 en 2006 ; 4 en 2007 ; 1 en 20082 : 2 en 201312
2009Saâ¢dane Afif2 : 1 en 2007 ; 1 en 2007 (donation de Michel Rein)026 : 1 en 2000 ; 3 en 2001 ; 2 en 2002 ; 5 en 2003 ; 4 en 2005 ; 1 en 2007 ; 6 en 2008 ; 4 en 200922 : 2 en 2011 ; 20 en 201350
2010Cyprien Gaillard1 : 1 en 20091 : 1 en 20114 : 2 en 2007 ; 1 en 2009 ; 1 en 201006
2011Mircea Cantor2 : 1 en 2005 ; 1 en 20101 : 1 en 20124 : 1 en 2003 ; 1 en 2006 ; 2 en 200707
2012Daniel Dewar et Grégory Gicquel007 : 1 en 2005 ; 2 en 2006 ; 1 en 2007 ; 1 en 2009 ; 2 en 20122 : 2 en 20139
2013Latifa Echakhch008 : 1 en 2008 ; 2 en 2009 ; 3 en 2010 ; 1 en 2012 ; 1 en 201308
2014Julien Prévieux1 : 1 en 2010017 : 7 en 2007 ; 1 en 2009 ; 1 en 2010 ; 1 en 2011 ; 5 en 2012 ; 2 en 2013018
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Capture d'écran du site de l'ADIAF © www.adiaf.com

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°431 du 13 mars 2015, avec le titre suivant : Les prix Ricard et Marcel-Duchamp influent-ils sur l’entrée des œuvres dans les collections publiques ?

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