Reconstituer des œuvres disparues, est-ce leur rendre hommage ou en faire des décors creux se demande Stéphane Corréard.

© Adagp Paris 2025
En art, une grande importance est accordée à des questions comme l’authenticité, l’unicité ou l’intégrité de l’œuvre ; on en valorise ainsi par exemple l’état d’origine. Si les œuvres – même conçues comme attachées à un lieu – ont longtemps pu être transportées, modifiées ou transposées, la notion du contexte qui les voit naître est devenue centrale, au point qu’un plasticien comme Daniel Buren revendique de « vivre et travailler in situ ».
Telle la nature, cependant, l’histoire de l’art a horreur du vide. Et le marché ? Encore plus. Une œuvre importante a-t-elle disparu ? Ne pouvait-elle, par sa matérialité même, être conservée ? Il se trouve toujours des artistes – ou leurs ayants droit, ou des commissaires – pour en proposer la reconstitution. Ainsi, les visiteurs de la Venet Foundation du Muy (Var) pourront-ils jusqu’au 30 septembre se confronter au « Plein » d’Arman, vague réplique de la vitrine en bois de la galerie Iris Clert à Saint-Germain-des-Prés rendue inaccessible par l’accumulation de déchets en octobre 1960. Apparemment, le travail de copiste a été rondement mené : mêmes cadres de bicyclettes, appareils électroménagers identiques… jusqu’aux disques vinyles, qui n’ont pas été oubliés ; les rebuts ont beau être (curieusement) les mêmes qu’il y a soixante-cinq ans, être confronté à une telle vision au cœur de Paris, au moment de l’explosion de la société de consommation, n’avait certainement rien à voir avec l’inclusion de la « même » œuvre dans un parcours de sculptures, en Provence au milieu de parterres verdoyants, à l’heure de l’éco-anxiété.
Considéré à l’époque comme un acte subversif, une affirmation du pouvoir de l’artiste et une réfutation du système marchand, le « Plein » d’Arman est devenu sa propre parodie : une attraction touristique inoffensive et ludique, vidée de son sens.
Mythique au fil des ans, connue grâce à de rares témoignages et aux photographies du fonds Harry Shunk et Shunk-Kender, cette installation manifeste avait été une première fois reconstituée en 1994, du vivant de l’artiste, pour les besoins de l’exposition « Hors Limites » au Centre Pompidou. Censée célébrer les noces de « L’art et la vie » – son sous-titre – mais dans une institution, cette exposition conçue par Jean de Loisy (assisté de l’historienne Marie de Brugerolle), a marqué une étape décisive dans la « musée-Grévinisation » de l’art contemporain : ainsi, non loin de la fausse façade de la galerie d’Iris Clert (reconstruite à l’identique, proportions des croisées de vitrines et couleur de la devanture incluses), trônait un empilement de barils vides, à proximité d’un agrandissement d’une image de la rue Visconti barrée en son temps par Christo. Au milieu du white cube muséal, devant cette évocation toute symbolique, le visiteur devait faire preuve d’imagination pour se transporter mentalement le 27 juin 1962, devant les cinq tonnes du Wall of Oil Barrels d’origine, fermant complètement par surprise la rue à la circulation, sans aucune autorisation…
Toujours en 1994, dans le même musée, ouvrait la première rétrospective parisienne consacrée à Kurt Schwitters dont l’incontrôlable et tentaculaire installation habitable Merzbau, qui envahit ses ateliers et habitats successifs avant d’être démolie, fut pour l’occasion également reconstituée, sous le commissariat de Serge Lemoine et Didier Semin, après l’avoir été une première fois en 1983, sous l’impulsion d’Harald Szeemann pour son exposition sur l’œuvre d’art totale, « Der Hang zum Gesamtkunstwerk ». Comme son homologue, le Suédois Pontus Hultén (dont l’amitié avec Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle fait l’objet d’une exposition au Grand Palais (à partir du 20 juin), le commissaire suisse ne fut pas avare de commandes de reconstruction d’œuvres disparues, passage obligé d’une prise en considération par l’histoire – et les musées – de pratiques alors mal connues et encore plus mal considérées.
Cependant, ces œuvres qui étaient alors à la marge sont désormais au centre/Centre. Est-il dès lors encore nécessaire de perpétuer de tels stratagèmes, qui fragilisent le discours qu’elles sont pourtant censées renforcer, celui de l’art comme « expérience », laquelle est à vivre « in situ » ?
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Le risque d’une « musée-Grévinisation » de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°657 du 6 juin 2025, avec le titre suivant : Le risque d’une « musée-Grévinisation » de l’art