Entretien

Patrick Bouchain : « Je ne suis jamais qualifié d’architecte »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 26 janvier 2012 - 1938 mots

Son nom est indissociable de nombreux équipements culturels en France, du Lieu Unique au Centre Pompidou mobile.
Entretien avec un architecte à part…

L'oeil : A la fois artiste, humaniste, artisan et architecte, vous êtes inclassable et cela semble plutôt vous réjouir. Dans quel milieu avez-vous grandi ?
Patrick Bouchain : Je suis issu d’un milieu bourgeois, un peu replié sur lui-même, appauvri par la guerre. Mon père était décorateur, toujours prêt à faire face aux situations difficiles. Ce qui lui plaisait, c’était d’être autonome : on devait pouvoir tout affronter, vivre de rien, faire soi-même, se méfier des dogmes, ne pas se laisser embrigader, se garder des vérités trop évidentes. Il m’a transmis cela.

L’œil : L’architecture était-elle une évidence pour vous ?
P. B. : Je cherchais un métier d’ouverture, un métier polymorphe. J’avais fait mes études chez les jésuites et j’ai pensé d’abord au droit, car l’idée de défendre quelqu’un m’intéressait, à un métier touchant l’homme et ses rapports aux autres. Mais tout ce qui concernait la construction ou la mécanique me tentait aussi. Mon père m’a alerté, me disant : « Dans tous ces cas, tu vas rentrer dans des corporations. » Alors, comme lui-même était également décorateur, qu’il m’avait appris à dessiner, à faire des maquettes, j’étais assez habile et j’ai songé à étudier aux Beaux-Arts. En parallèle, je travaillais en apprentissage chez des décorateurs, architectes, peintres, lesquels m’ont formé aussi sur le tas, et je donnais moi-même des cours de dessin à des étudiants.

L’œil : Cela explique-t-il les chemins de traverse que vous avez empruntés très tôt ?
P. B. : Tout ceci a fait qu’en sortant de mes études, je n’avais pas de prétentions particulières. Je ne voulais pas spécialement ouvrir une agence comme d’autres architectes. J’avais pris l’habitude d’effectuer beaucoup de relevés à main levée, de donner des indications de matières à utiliser, de constituer ce que l’on appelle « la documentation transversale ». Je voulais être libre, plancher sur des projets courts. J’ai commencé à travailler pour des expositions, car mon père intervenait comme décorateur pour des Salons, aux Salons des arts décoratifs et des arts ménagers par exemple.

Enfant, j’ai beaucoup traîné avec lui dans les salons organisés au Grand Palais, comme le Salon de l’enfance. J’aimais ces milieux où les gens font équipe, sur des périodes brèves, avec des moyens limités. J’appréciais d’être un facilitateur, polyvalent, la petite main au service de tous, de multiplier les expériences. Je n’avais pas de modèle. Ce qui m’intéressait ? Être toujours dans la transformation, tour à tour architecte, designer, constructeur, décorateur…

L’œil : Puis vous êtes devenu un ensemblier et l’architecte de lieux culturels originaux, du Magasin de Grenoble au Centre Pompidou mobile en passant par le Lieu Unique…
P. B. : On a fini par me demander de faire des choses plus globales ; c’était la mode des lieux non institutionnels dans les années 1970-1980 : les artistes se produisaient dans les usines, sur les parkings, sous les chapiteaux. Ils avaient peu d’argent. Je suis devenu le pionnier du réaménagement pas cher de lieux permanents ou éphémères, pour le cirque, la danse, le théâtre, les arts en général. Des projets souples, innovants : je m’accordais une tolérance dans l’expérimentation, je mettais l’œuvre au premier plan, et non la réglementation. Je suis ainsi devenu assistant d’artiste en quelque sorte.

L’œil : Pour un architecte, cela suppose de ne pas avoir d’ego. Vous êtes décidément un cas à part…
P. B. : Il s’agissait parfois, effectivement, de construire l’œuvre d’un autre. Je pense à Buren principalement, pour qui j’éprouve une amitié liée au travail que nous avons mené ensemble. J’ai été maître d’œuvre pour ses colonnes dans la cour du Palais-Royal et je le serai aussi pour sa future exposition Monumenta au Grand Palais. Mais je peux citer aussi Sarkis, Ange Leccia ou Joseph Kosuth : pour son œuvre à Figeac autour de la pierre de Rosette, en hommage à Champollion, j’ai fait appel aux gens qui gravent les pierres tombales près du cimetière de Clichy, parce qu’ils avaient le savoir-faire. Il faut se laisser porter par la réalité, être pragmatique et audacieux, ne pas être dans une société étanche dans laquelle chacun doit rester à sa place.

L’œil : Est-ce ce que vous avez enseigné à vos étudiants lorsque vous avez été professeur à l’école Camondo, aux Beaux-Arts de Bourges ou à l’École nationale supérieure de création industrielle ?
P. B. : J’aime les écoles fondées sur une orientation pédagogique libérale, basée sur l’expérience, à la manière du Black Mountain College où enseignèrent notamment John Cage et Merce Cunningham ; ou sur la théorie du savoir fondé empiriquement, prônée par le philosophe et psychologue américain John Dewey. L’École nationale supérieure de création industrielle, dont je suis le cofondateur, s’inspire de ces principes : c’est l’école où j’aurais aimé étudier.

L’œil : Ce pragmatisme vous a taillé une réputation d’architecte économe, capable de construire avec peu de moyens et de bousculer si nécessaire les règles bureaucratiques, génératrices d’un gaspillage d’argent public. Votre premier bâtiment en dur, le Magasin, centre d’art contemporain de Grenoble, a d’emblée été un challenge économique…
P. B. : Oui, c’était une friche industrielle, avec un budget impossible. On avait seulement de quoi réparer la toiture. J’ai fait appel à un constructeur de supermarchés pour maîtriser les coûts. Ce devait être provisoire. Je l’ai conçu comme un plateau de théâtre, sans contraintes, transformable. Tous les grands noms y ont exposé : Sol LeWitt, Pistoletto, Baldessari, Buren…

L’œil : Aimez-vous l’art contemporain ? Êtes-vous, par exemple, collectionneur ?
P. B. : J’adore l’art contemporain, mais je n’en achète pas. Je suis contre l’art domestique, car cela est sans fin. Après la restauration des colonnes de Buren au Palais-Royal, j’ai récupéré à la fin du chantier les palissades. Le MoMA voulait les acheter. J’ai préféré que Daniel les conserve, car ce qui m’intéresse, c’est ma relation à l’artiste, et d’être associé dans la réalisation d’une œuvre, non pas de posséder celle-ci.

L’œil : Que vous inspire le marché de l’art ?
P. B. : Du dégoût. L’art n’a pour moi qu’une valeur intellectuelle. D’ailleurs, la cote n’intéresse pas les vrais collectionneurs mais les spéculateurs.

L’œil : Vous avez été secrétaire de Jack Lang de 1986 à 1988, et ensuite vous avez travaillé pour lui quand il était maire de Blois ; quels souvenirs gardez-vous de ces collaborations ?
P. B. : J’ai en effet été son homme à tout faire lorsqu’il était dans l’opposition, et son inspirateur… Ensuite, j’ai dirigé l’Atelier public d’architecture et d’urbanisme de la ville de Blois et j’ai imaginé avec Jean-Paul Pigeat la création du Festival des jardins de Chaumont. C’était très enrichissant, j’ai beaucoup expérimenté et énormément appris sur la démocratie représentative et les difficultés d’agir clairement pour le bien-être d’une population. J’ai perçu la mainmise des techniciens et de la réglementation sur l’action politique.

Dans différents secteurs, comme le logement social ou les infrastructures, j’ai mis à l’épreuve cette réglementation et obtenu des retournements de situation spectaculaires. En parallèle, je me suis occupé de réhabiliter les jardins des Tuileries, faisant office de chef d’orchestre entre les architectes et les paysagistes.

L’œil : Lorsque vous ouvrez enfin votre agence d’architecte en 1995, vos réussites sont nombreuses : le Théâtre Zingaro, la Volière Dromesko, le Caravansérail de la Ferme du Buisson, la maison en bois Starck… Pourquoi si tard ?
P. B. : J’ai attendu d’avoir 50 ans pour oser entrer dans le métier ! Encore aujourd’hui, certains me qualifient de constructeur, d’autres de décorateur, de scénographe ou de designer. Mais je ne suis jamais qualifié d’architecte. Cela me plaît. D’ailleurs, je n’ai pas de carte de visite, juste un tampon… Avec cette agence, je me suis lancé dans de nouveaux défis, en travaillant pour un industriel, Valeo, pour qui j’ai restructuré cinq usines en Europe, avec de nouveaux standards environnementaux.

L’œil : Arrive ensuite un concours qui vous mène vers l’un de vos chantiers les plus emblématiques : le Lieu Unique à Nantes…
P. B. : Nous avons répondu par un projet-manifeste, afin de démontrer que les programmes pervertissent la commande, et nous avons remis en cause le budget, en démontrant que nous pouvions accomplir les deux phases pour le montant estimé de la première. Nous avons failli être éliminés, mais Jean Blaise, instigateur du Lieu Unique, et Jean-Marc Ayrault, le maire de Nantes, ont décidé de tenter l’expérience et de nous laisser réaliser une construction « ouverte », transformable dans le temps. Cette attitude oblige les élus à mettre sans cesse la demande – la commande – à l’épreuve de la réalité, et ainsi à avoir un équipement qui répond à l’évolution des besoins. Au Lieu Unique, nous avons créé un espace ouvert, accessible à tous : le visiteur n’arrive pas face à un guichet, mais face à un bar.

L’œil : La Villa Noailles à Hyères, Arc en Rêve à Bordeaux, la Biennale d’architecture de Venise en 2006 vous ont rendu hommage. Cette dernière manifestation a été l’occasion d’un travail d’équipe. Pourquoi ce choix ?
P. B. : J’avais toujours l’idée, après avoir gagné un concours, de redonner, en partageant avec de jeunes architectes moins chanceux. Nous avons habité pendant trois mois à la Biennale de Venise. En construisant nous-mêmes l’exposition et en y habitant réellement… Il y avait un hôtel, un restaurant, un hammam. Et c’est en accueillant les visiteurs, en les invitant, que nous avons parlé d’architecture. Car il est plus facile de parler d’architecture en la vivant.

L’œil : Vous travaillez à présent sur plusieurs opérations portant sur du logement social. S’agit-il d’une nouvelle étape qui vous permettrait d’affirmer vos valeurs humanistes ?
P. B. : J’ai principalement travaillé pour des équipements culturels : le Musée des arts modestes à Sète, l’Académie Fratellini à Saint-Denis, la Condition publique à Roubaix, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration à Paris, le Channel à Calais, le Centre Pompidou mobile… J’avais envie d’entreprendre autre chose et de tenter de produire un logement bon marché autrement, en réintroduisant des valeurs de solidarité. Permettre aux habitants, par leur participation, d’avoir le sentiment d’un chez-soi et, par la création de sociétés coopératives, de s’approprier ce bien ! Nous menons actuellement trois expériences très différentes à Tourcoing, à Boulogne-sur-Mer et en Ardèche.

J’expérimente aussi à Marseille l’aménagement d’un îlot de 45 000 m2 que la ville nous a donné par bail emphytéotique pour quarante-cinq ans. Via une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) regroupant la ville, le département, la région et les soixante-dix associations résidentes, nous sommes maître d’ouvrage et réalisons, pour la capitale européenne de la culture en 2013, 20 000 m2 dédiés aux arts plastiques et au spectacle vivant. Ce chantier est ouvert au public afin de montrer le travail de tous.

L’œil : Vous intervenez rarement à Paris, pourquoi ?
P. B. : L’expérience de la démocratie est possible en région, dans des villes à taille humaine. Paris reste toujours une ville centralisée et incapable d’expérimenter.

L’œil : Quelles rencontres artistiques vous ont le plus marqué ?
P. B. : Peut-être Peter Brook et son théâtre du vide. Daniel Buren et son travail in situ. Pierre Guyotat et son œuvre écrite magistrale.

L’œil : Quand vous ne dessinez pas un nouveau bâtiment, quels sont vos centres d’intérêt ?
P. B. : J’aime marcher dans Paris. Je lis beaucoup. Enfant, j’ai été nourri de Jules Verne, cela laisse des traces.

Biographie

31 mai 1945
Naissance à Paris.

1972-1974
Professeur à l’École Camondo à Paris.

1981
Ouverture de l’École nationale supérieure de création industrielle dont il est le cofondateur.

1988-1995
Il est nommé conseiller auprès de Jack Lang, ministre de la Culture.

2000
Il conçoit le Miam à Sète.

2012
Le projet du Grand Ensemble, un programme de logements sociaux, est en cours d’élaboration à Marseille, Boulogne, Tourcoing et Beaumont en Ardèche.

Le Centre Pompidou mobile fera étape à Cambrai à partir du 15 février 2012.

Architecture modulable 
Le Lieu Unique, scène nationale nantaise, reprend et développe les initiales de l’ancienne biscuiterie LU dans laquelle il s’est installé en janvier 2000. Après la désaffection de l’usine en 1980, le bâtiment devient un site protégé. Patrick Bouchain conçoit alors un projet de réhabilitation de la friche industrielle, et notamment de sa tour caractéristique, qui devient un centre d’art mais aussi de vie avec une librairie, un café, un hammam et même une crèche.

Architecture mobile 
Architecte de la mobilité, Patrick Bouchain a conçu le Centre Pompidou mobile. D’une superficie de 650 m2, le musée itinérant devait s’adapter dans sa conception à tous les lieux d’accueil. À la manière d’un cirque, il est constitué de trois tentes en toile légère et colorée, lestées par des sacs d’eau, qui peuvent s’assembler de manière variée selon le type d’espace et la surface disponible. La première accueille le public et les deux autres l’exposition elle-même, réunissant 14 œuvres de l’art moderne.

Daniel Buren, le compagnon de route
L’architecte travaille à nouveau aux côtés de Daniel Buren comme maître d’œuvre de l’événement Monumenta 2012 au Grand Palais. Ils avaient déjà collaboré ensemble en 1986 pour la réalisation de l’œuvre Les Deux Plateaux, les colonnes noires et blanches de la cour du Palais-Royal. En 2007, ils ont renouvelé l’expérience pour la création des Anneaux à Nantes. Les deux hommes ont toujours eu en commun le travail in situ et les interventions dans des espaces déjà construits, dans un échange permanent d’idées, du début à la fin des projets.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°643 du 1 février 2012, avec le titre suivant : Patrick Bouchain : « Je ne suis jamais qualifié d’architecte »

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