Théâtre

« Pour que l’art ne vous fasse plus jamais peur »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 19 janvier 2016 - 630 mots

Le théâtre du Lucernaire à Paris accueille jusqu’au 30 janvier une comédie enlevée et très écrite qui revisite le processus de création au XXe siècle.

PARIS - Lorsque le public entre dans la toute petite salle du Lucernaire où la scène est très proche des gradins, son regard est intrigué par un amoncellement de chaises. Quelques instants après le début de la pièce, il est invité à s’en saisir et à les disposer dans la salle, participant ainsi au protocole défini par un certain Orthoën Karbane dans une œuvre d’art intitulée « De la construction en tant que déconstruction ». Orthoën Karbane, nous apprend l’un des deux personnages, mi-commissaires d’exposition et mi-critiques d’art, « est une figure majeure du “mouvement des intéressants” », dont le nom a été donné par un ouvrier qui, travaillant à l’accrochage de l’œuvre, s’est arrêté et s’est exclamé « ah c’est intéressant ! ».

Le ton est ainsi donné. Mais contrairement à la célèbre pièce Art (qui date déjà de 1994) signée Yasmina Reza, pièce dans laquelle le fameux tableau blanc avec des lisérés blanc est prétexte à des disputes familiales ou entre amis, cette comédie écrite par Jean-François Maurier reste sur le registre de l’art et revisite le processus créatif de grandes figures de l’art contemporain « classique ». Ainsi, c’est par mégarde, pour avoir laissé couler de la peinture d’un pot, que les deux personnages peignent un tableau évoquant un Jackson Pollock. C’est également par maladresse qu’ils « fabriquent » un Soulages en voulant essuyer les taches noires tombées sur une feuille de papier. C’est au cours de cette séquence que la pièce trouve son titre, dans le dialogue : « C’est allé très loin cette histoire de cataclystes. Certains ont poussé le bouchon. […] Où est le beau ? On s’en fout qu’ça soit beau. »

La figure caricaturale du critique d’art
La pièce oscille entre satire de l’art contemporain (sans que jamais le mot « contemporain » ne soit prononcé) et volonté de faire réfléchir le spectateur sur les questionnements habituels : belle peinture et peinture du dimanche, regard admiratif ou scandalisé du spectateur, goût du grand public qui le porte vers les œuvres faciles. On rit beaucoup, surtout lorsque les deux comédiens (Sandrine Baumais et Rafael Batonnet, au jeu très juste) parodient le discours creux ou prétentieux de la figure caricaturale du critique d’art. Voilà par exemple comment ils expliquent la succession des mouvements artistiques après le décès d’un artiste conceptuel à succès : « Après sa mort les courants se succèdent/ les “çasuffistes” précèdent d’à peine deux mois les “c’en-est-finistes”/ viennent ensuite “rupture et continuité”/ et dans la foulée, “continuité et rupture”, supplantés bientôt par les “néo-readymadistes”. »

Une écriture de plateau
Tout cela est enlevé et alerte car les personnages s’adressent au public en se coupant ou se répondant sur un ton enthousiaste. Le rythme est donné par l’interaction étroite avec les accessoires qui sont apportés, utilisés puis remisés par les comédiens eux-mêmes sur un tempo très rapide. Un tempo si rapide qu’un troisième comédien, qui n’est autre que le metteur en scène lui-même, incarnant un manutentionnaire placide, les soulage dans cette tâche. Son flegme bougon apporte un contrepoint à l’exaltation des deux critiques, sur un mode qui pourrait être « on ne me la fait pas à moi ». Conçu dans cette visée, le texte a manifestement été ajusté par les comédiens lors des répétitions sur le plateau afin qu’il colle au mieux au jeu de scène. C’est cette écriture de plateau qui donne à la pièce tout son sel. On l’a dit, le public est invité à participer activement, notamment dans un final que l’on ne révélera pas ici mais où il est rappelé que, s’il s’agit d’une comédie, les idées et concepts qu’elle délivre sont très sérieux.

On s’en fout qu’ça soit beau

Mise en scène de Jean-François Maurier, avec Sandrine Baumais et Rafael Maurier, Lucernaire, jusqu’au 30 janvier, 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris, tél. 01 45 44 57 34, www.lucernaire.fr, 26 €.

Légende photo
Sandrine Baumais et Rafael Maurier dans « On s'en fout qu'ça soit beau ». © Photo : Dominique Chauvin.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°449 du 22 janvier 2016, avec le titre suivant : « Pour que l’art ne vous fasse plus jamais peur »

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