Scènes

« Ubu curator »

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 2015 - 982 mots

L’esprit d’Alfred Jarry et de son œuvre, de la pataphysique à la théâtralité ou la bouffonnerie, a pénétré les arts plastiques. Le Quartier en condense les expressions contemporaines sous le titre d’« Archipelago ».

QUIMPER - Imaginer Alfred Jarry (1873-1907) en commissaire d’exposition à titre posthume : tel est le projet conduit par Keren Detton, directrice du centre d’art Le Quartier à Quimper, en co-commissariat avec Julie Pellegrin, à la tête de La Ferme du Buisson, à Noisiel (Seine-et-Marne). Il ne s’agit pas pour autant de célébrer l’écrivain, comme d’autres expositions le font régulièrement, non sans succès. Car l’auteur d’Ubu roi (1896) a fait montre en son temps d’un fort intérêt pour l’art dont il était le contemporain – mais aussi pour la gravure ancienne. Mais surtout, il a conduit une œuvre polymorphe et radicale, référence pour toute une filiation littéraire, théâtrale et artistique, parfois souterraine, souvent revendiquée comme pour Dada et le surréalisme.

Circulations ouvertes
Loin donc de convoquer le fantôme de l’auteur breton, l’exposition repose sur une lecture de l’œuvre et de son esprit, dont l’une des figures, aussi conceptuelle que retorse, demeure la ’Pataphysique, ou « science des solutions imaginaires ». Au fil de l’exposition, le nom et la figure de Jarry n’apparaissent pourtant que rarement de manière explicite. Car le réseau de références tissé par « Archipelago » repose sur des circulations ouvertes. Elles prennent, comme le titre l’indique, l’aspect discontinu de l’archipel, rappel du récit de voyage fantasque et vertigineusement citationnel que sont les Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien. Julien Bismuth s’est d’ailleurs emparé des pages mêmes du livre pour sa pièce, au demeurant un peu rhétorique. Plus largement, cette « quête spéculative de la résurgence de motifs jarryesques », selon la formule des commissaires, fait se côtoyer des œuvres radicalement diverses ; elle offre un parcours parfois exigeant, bien qu’accompagné par un livret mis à la disposition de chaque visiteur.

Désacralisation de l’espace scénique
Un Ubu est invité par William Kentridge dans Shadow Procession, film d’animation de 1999 où la figure tyrannique ouvre un sinistre défilé de silhouettes, ombres de réfugiés pourchassés. Outre son intérêt pour le type du tyran, Kentridge rejoint une fascination de Jarry pour les pantins et marionnettes, qu’il imposa dans le théâtre. Les formes de théâtralité en rupture avec la scénographie de son temps, l’une des marques de Jarry, sont ainsi sous-jacentes à bon nombre de contributions parmi les quatorze pièces ou installations réunies à Quimper : à la fois comme désacralisation de l’espace scénique, de la figure du personnage de théâtre, et comme ouverture à ce qui prendra le nom de « Théâtre de l’absurde », dans les années 1950, dont Ubu roi est souvent tenu pour origine. En suivant cette filiation, les commissaires ont été bien inspirées de voir dans certaines des formes de la performance une extension de la dramaturgie jarryesque. L’esprit de la performance – qu’elle soit effectuée en direct, filmée ou évoquée par son dispositif – est très présent ici. Ainsi avec Yoan Sorin : les restes de sa performance inaugurale consistent dans les traces de lutte d’un corps avec la terre. Ou avec l’artiste belge Ante Timmermans, qui dispose une scène portant signe d’un moment suspendu du spectacle théâtral, par ses accessoires en attente, et la présence centrale du trou vide du souffleur.

Pseudo-héroïsme
Bouffonnerie, dérision, tonalité carnavalesque, bien que différant dans leurs formes selon les préoccupations, constituent là l’un des fils du parcours. On en trouve écho dans les performances filmées de Pauline Boudry et Renate Lorenz (avec ici une pièce cependant assez gauche), ou chez les Suédois Goldin Senneby et leur scénographie en maquette filmée, leçon sur les relations entre les mondes de la finance et de l’art. Et encore chez le duo bruxellois Jos de Gruyter & Harald Thys, et les débats tragi-comiques et filmés de leurs personnages sommaires.

Le récit, absurde ou pseudo-héroïque, trouve aussi sa place, scénographié pour Benjamin Seror quand il présente sur une longue table et sous la forme de maquette l’enchaînement des chapitres du roman qu’il publie simultanément, intitulé Mime Radio (éd. Bat). Quant à l’artiste israélo-américaine Roee Rosen, son récit, qui met en scène un Vladimir derrière lequel on reconnaîtra sans peine le président russe actuel, s’insère dans des planches dessinées à la gouache, joli et cruel livre pour enfants destiné aux grands, et montre le cauchemar politique qu’est l’histoire contemporaine. Pauline Curnier-Jardin présente, elle, un film vidéo de plus de trente-cinq minutes sous un mini-chapiteau, le cirque revenant comme thème clef de sa Blutbad Parade (« Parade bain de sang »), évocation de la Première Guerre mondiale et de ses destructions. On pensera à Jarry encore par l’usage chez Kara Walker ou Dan Perjovschi d’un dessin simplifié et énergique comme le dessin de presse, pour évoquer la domination blanche chez l’Américaine, l’état du monde souvent par le détail satirique chez le Bucarestois.

En somme, si les œuvres prises individuellement ne se plient pas facilement à une référence étroite, la réussite d’« Archipelago » tient justement à ce qu’elle permet de lire ou de saisir ce que la figure de Jarry condense : un esprit qui fait de l’exposition plus que la somme des œuvres qu’elle réunit, mais surtout une lecture d’un certain état de la représentation artistique. Celle-ci se nourrit de pratiques non plasticiennes, performatives, économes dans leurs matériaux, souvent pauvres, capables de récit, de fable, de fiction, d’humour – fût-il noir ou grinçant. La proposition convainc, avant même la vision de son second volet prévu à l’automne, et vient à point renforcer la juste ambition du Quartier, malmenée par une tutelle municipale qui semble manquer d’en prendre la mesure.

ARCHIPELAGO

Commissaires : Keren Detton, directrice du Quartier ; Julie Pellegrin, directrice de la Ferme du Buisson
Nombre d’artistes ou collectifs : 14
Intinérance : « Archipelago, La valse des pantins-Acte II », second volet présenté à la Ferme du Buisson (18 octobre 2015-7 février 2016)

Alfred Jarry Archipelago : La valse des pantins — Acte I

Jusqu’au 30 août, Quartier, centre d’art contemporain, 10, esplanade François-Mitterrand, 29000 Quimper, tél. 02 98 55 55 77, www.le-quartier.net, du mardi au samedi 10h-18h, dimanche et jours fériés 14h-18h, entrée 3 €.

Légende photo
Benjamin Seror, Mime Radio, 2013-2015, maquettes, table ; au mur : Roee Rosen, Vladimir’s Night, 2011-2014, 39 gouaches sur papier. © Photo : Emile Ouroumov.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°439 du 3 juillet 2015, avec le titre suivant : « Ubu curator »

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