Livre

Philippe Apeloig : « Les plaques ne sont pas des monuments aux morts, mais des histoires de vies »

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 22 novembre 2018 - 840 mots

PARIS

Graphiste, affichiste et typographe, Philippe Apeloig a collecté les plaques commémorant les « enfants de Paris » morts entre 1939 et 1945. Plus qu’un livre d’histoire, un livre d’art.

Philippe Apeloig
Philippe Apeloig
© Aatjan Renders
Comment vous-est venue l’idée de ce livre ?

Philippe Apeloig -  J’ai amorcé ce projet à la fin des années 1990 – j’habitais alors New York –, à la suite de deux événements. D’abord, j’ai rencontré l’artiste Maya Lin, auteure, en 1982, du Vietnam Veterans Memorial, à Washington, un long mur en granit noir qui, avec tous les noms gravés, donne une importance à la typographie. Pour la première fois, ce n’était pas un monument aux morts « classique », mais plus un geste d’art conceptuel, voire de Land Art. Le second événement fut l’attentat contre les tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001. Dans les rues de New York, les gens accrochaient des papiers avec la description de personnes disparues sous le vocable « Missing » [« Perdu(e) »]. Ces mots fragiles étaient touchants. Curieusement, cela ressemblait presque à une installation artistique. À mon retour à Paris, j’ai commencé à regarder de près les plaques commémoratives, ces lettres gravées dans la pierre qui n’étaient pas signalétique directionnelle, mais témoignages.

Philippe Apeloig Plaques
Plaques situées 13, place Saint Michel, publiée dans le livre de Philippe Apeloig
© Philippe Apeloig / Gallimard
Quelles ont été vos influences ?

Il y en a eu beaucoup, non pas des textes historiques, mais des travaux d’artistes, en particulier sur le thème de l’accumulation : les graffitis photographiés par Brassaï, qui a magnifié ces signes qui n’avaient d’autre valeur que leur présence dans l’environnement ; le documentaire d’Agnès Varda Mur murs sur les fresques murales de Los Angeles et sa vision détournée du paysage urbain ; l’aspect obsessionnel de l’œuvre de Roman Opalka et les installations de Doris Salcedo ; les parkings vides vus du ciel d’Ed Ruscha, simples traits inscrits au sol ; etc. L’album répétitif et lancinant de Steve Reich Different Trains m’a aussi inspiré.

Comment l’ouvrage s’est-il construit ?

Le projet a duré cinq ans. Nous sommes partis de rien et avons constitué un corpus exhaustif de quelque 1 200 plaques commémoratives. Paris est la seule ville au monde à arborer ce type de plaques. C’était jouissif comme un jeu de piste ou une enquête. Il a fallu, parfois, demander des autorisations, notamment pour les bâtiments publics ou religieux. On trouve des plaques aussi bien au sommet de la tour Eiffel, que dans le sous-sol de Paris. Il y en a même une à l’intérieur de la mosquée. Elles sont toutes photographiées avec leur environnement proche : on y voit la vie des murs, les beaux linteaux aussi bien que les craquelures. Les clichés sont très neutres, telles des photocopies, sans la moindre expression artistique.

Y a-t-il une hiérarchie ?

Non, nous avons choisi de ne pas en faire. Les anonymes sont au même niveau que des personnalités comme Jean Moulin, Pierre Brossolette ou Guy Môquet. C’est l’image qui parle.

De quelle manière s’organise le livre ?

Ce n’est pas un livre d’histoire, mais un livre d’art. On y entre par la typographie, avant d’entrer par la mémoire. Des gros plans de certaines plaques rendent compte de la diversité des écritures, des couleurs, des matériaux. Puis on trouve des textes. J’en ai écrit deux, l’un sur l’histoire de ma famille, l’autre qui met en regard des termes utilisés durant la guerre et le vocabulaire typographique – police, chasse, approche, drapeau, chemin de fer… –, et j’ai demandé à la philosophe Danièle Cohn un essai qui étaye le propos de manière scientifique. Enfin, il y a les plaques…

Comment s’articulent les 20 arrondissements ?

Il était important qu’il y ait une logique. Chaque arrondissement débute par la plaque de la mairie d’arrondissement et s’achève par celle d’une école emblématique. Entre elles, se déroule un parcours aléatoire, une invitation à une déambulation façon Patrick Modiano. Les plaques donnent des indices : certains arrondissements (10e, 11e, 19e et 20e) sont davantage fournis que d’autres (17e et 9e). En clair : à l’est, il y avait plus de lieux de résistance, une population jeune plus importante, d’où les nombreuses rafles et arrestations, notamment de communistes.

Derrière les mots sourd une grande émotion…

Les plaques sont comme des feuilles de papier, mais en dur, des objets presque invisibles et pourtant tellement sensibles. Ce n’est pas nous qui les regardons, mais elles qui nous regardent. Les lire est bouleversant. Beaucoup de disparus étaient très jeunes – Guy Môquet n’avait que 17 ans. Les plaques n’impliquent ni émerveillement, ni lamentation. Ce ne sont pas des monuments aux morts, mais des histoires de vies : celles qui eurent lieu derrière les murs sur lesquels elles sont fixées. Ce n’est pas un livre triste, mais un livre de vie.

N’avez-vous pas vous-même envie de dessiner une plaque ?

À vrai dire, je suis mal à l’aise. L’inauguration d’une plaque commémorative est toujours un événement très fort. Or, c’est maintenant devenu un outil de marketing politique, à fortiori avec les réseaux sociaux. On perd toute la dimension intime et fragile. Il y a de quoi se poser des questions. J’estime néanmoins que Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens mériteraient d’en avoir une.

Philippe Apeloig,
Enfants de Paris 1939-1945,
Gallimard, 1 184 p., 45 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : Philippe Apeloig : "Les plaques ne sont pas des monuments aux morts, mais des histoires de vies"

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