La haine de la musique par l’organisation État islamique

Le XVIe siècle chrétien se méfie de la musique

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2015 - 810 mots

Il est difficile de donner un sens aux massacres perpétrés à Paris le vendredi 13 novembre. Les fanatiques ont cependant à l’évidence voulu frapper la jeune génération au cœur du Paris de la fête et de la musique.

Cette haine de la musique s’alimente d’une mythologie construite tardivement autour des hadith (les récits rapportés par les disciples du Prophète). Pour certains, le chant et la danse ne conviendraient qu’aux jours de fête ; pour d’autres, le luth et le tambourin seraient des instruments de Satan, mais le chant demeurerait proche de la parole divine ; pour les plus radicaux, toute musique profane est considérée comme haram, impie. Cette tradition exégétique est un affront à la grande civilisation arabe, dans laquelle les concours de poésie et spectacles rythment la vie de Cour, tout comme la chanson émane des ateliers et de tavernes. Même en Arabie saoudite, la musique n’est pas frappée d’une interdiction.

Selon l’un de ces hadith, le Prophète aurait été choqué de voir des fêtards s’adonner à « la transgression sexuelle, en vêtements de soie, à la boisson et à la musique instrumentale ». Il aurait lancé : « Allah va les détruire, la montagne les écraser et les survivants seront transformés en singes et en cochons jusqu’au jour de la résurrection. » Le contexte est souvent perdu. Dans ce cas, il pourrait s’agir d’un avertissement contre les débordements d’une fête païenne. Mais d’autres passages du Coran recommandent les chants et lectures poétiques dans les fêtes. « Aucun édit sensé ne s’oppose à la pratique musicale », affirme Abou Bakr Ibn al-Arabi, grand théologien et juriste du royaume andalou. Même l’un des idéologues des Frères musulmans, le cheikh Youssef al-Qaradawi, dans son ouvrage publié en 1960 au Caire, considère la musique comme « un plaisir pour l’oreille et un réconfort de l’âme », tout en prenant soin de désapprouver celle propice à « exciter les passions ».

Le concile de Trente et Calvin
L’islam n’a pas le monopole de cette ambivalence. Le christianisme s’est longtemps méfié des charmes de la musique. Cette dispute prit une intensité particulière au XVIe siècle, au moment où se déployait toute la somptuosité de la polyphonie. En Flandres, berceau de la révolution musicale européenne, les compositeurs des cercles humanistes durent inventer une écriture cryptée pour travailler en secret. Alors même qu’il défendait les images saintes et la peinture sacrée, le concile de Trente a fermement condamné la lascivité des ballets et des concerts.

Pour Luther, toute musique mise au service de Dieu était bonne à prendre : on lui doit une fière chandelle, puisqu’il compte la famille Bach parmi ses émules. En revanche, la joie de vivre n’était pas le propre de Calvin. Tout comme certains théologiens musulmans, il récusait les flûtes et tambours, armes de séduction, si bien que, lorsque les cités hollandaises basculèrent dans la Réforme dans les années 1570, l’orgue fut interdit à la messe. Il fallut un grand dirigeant, collectionneur, mécène et musicien comme Constantin Huygens pour défier le clergé en recommandant son rétablissement dans une ordonnance en 1641. À Haarlem ou Amsterdam, les municipalités tentèrent, sans grand succès, d’interdire les fanfares du Pinksterbloem, une fête de la Pentecôte. Ces interdits n’empêchaient pas Vermeer de peindre le souffle ambigu de la musique sur les jeunes filles de bonne famille ou des artistes comme Jan Steen de représenter, plus abondamment encore, les chants débraillés dans les brasseries (lui était bien placé pour distribuer des leçons de morale, car il en posséda une à Delft).

Transporter l’âme

Cette ligne de partage pour la musique entre ce qui est considéré comme moral et ce qui ne l’est pas est ancienne. Comme la poésie, cet art absolu a toujours fait peur. Dans La République, Platon livre « une longue dénonciation de leur magie incantatoire », commente Jacques Darriulat dans un mémoire de maîtrise déposé à la Sorbonne en 2009. L’enjeu, comme il le relève, est « de mettre en garde l’humain contre l’inhumain qui menace et s’annonce par la tentation de l’ivresse et le vertige de la possession ». Aux « harmonies lydiennes et ioniennes, musiques dionysiaques de l’ivresse et de l’indolence », Platon opposait ainsi les airs martiaux et graves des modes doriens et phrygiens. S’insurgeant contre le retrait du discours devant les ornements de la polyphonie et les mises en scène de la « théâtrocratie », il aurait voulu les faire réglementer par un ministère de la musique, s’appuyant sur un comité de censure composé d’« hommes d’au moins cinquante ans », attachés aux « belles compositions musicales que nous ont laissées les Anciens ». « Le rythme et l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer l’âme et de la transporter », écrivait-il. C’est en effet tout le problème ; et c’est bien pour cela que les tentatives de les faire taire ont, de tout temps, été vouées à l’échec.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°447 du 11 décembre 2015, avec le titre suivant : Le XVIe siècle chrétien se méfie de la musique

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