Livre

Enquête

« Le livre d’art jeunesse, c’est un combat »

Par Fabien Simode · lejournaldesarts.fr

Le 19 janvier 2022 - 1688 mots

PARIS

Mardi 18 janvier 2022, « L’art entre les lignes  », cycle de discussions organisées par l’INHA et le magazine L'Œil, s’intéressait au secteur du livre d’art jeunesse. Complément d’enquête.

Eva Bensard, Charlotte Molas, Le grand livre des records de l'art. © Dada / Géraldine Elschner, Rémi Saillard, Le coq de Notre-Dame. © L'élan vert
Éva Bensard, Charlotte Molas, Le grand livre des records de l'art © Dada / Géraldine Elschner, Rémi Saillard, Le coq de Notre-Dame © L'élan vert

À quelque chose malheur est bon. La pandémie de Covid-19 aura donc remis la lecture en selle. Le Syndicat national de l’édition (SNE) révèle qu’en dépit de la fermeture des librairies lors du premier confinement, les éditeurs sont parvenus à maintenir leur chiffre d’affaires en 2020 (2,740 millions d’euros, soit - 2,36 % seulement par rapport à 2019). Pour le livre, la réalité est en revanche plus contrastée : selon le SNE toujours, la production éditoriale accuse dans le même temps une baisse de 9,1 %, voyant les nouveautés passer de 107 143 en 2019 à 97 326 en 2020. 

Les Beaux-Arts en berne

Toutes les catégories ne sont bien sûr pas logées à la même enseigne. Sans surprise, la « littérature », premier secteur en valeur avec 22,4 % de parts de marché (585,5 millions d’euros de chiffre d’affaires), se distingue en 2020 par une augmentation des ventes de 2,5 %. Le secteur « bande dessinée, comics et mangas » voit, lui aussi, son chiffre d’affaires croître de 6,3 % (326,9 millions d’euros) et sa catégorie passer de la sixième à la cinquième place (12,5 % de parts de marché). Pour la catégorie « art et beaux livres », en revanche, la claque est sévère. Classée à la neuvième place avec un chiffre d’affaires de seulement 44,3 millions d’euros, celle-ci subit « de plein fouet les effets de la crise sanitaire et [voit] ses ventes baisser de 36 % », explique le SNE. Le secteur a en effet souffert de la fermeture des librairies, « mais aussi, et surtout, ajoute le syndicat, de l’interruption des expositions et de la fermeture des musées et lieux culturels pendant plusieurs mois ». Résultat : le segment « livres de beaux-arts », auquel appartiennent les catalogues d’exposition, voit naturellement son chiffre d’affaires s’effondrer de - 57,8 %, quand les ventes de beaux livres illustrés restent stables avec - 0,9 % en valeur (besoin « d’évasions et de paysages », analyse le SNE).

Le livre d’art jeunesse, un secteur en plein essor

Quatrième sur le podium, la catégorie « jeunesse » parvient, elle, à stabiliser son chiffre d’affaires à 355 millions d’euros (+ 1 % en 2020), même si les ventes d’ouvrages baissent de 5,3 %. Dynamique, la catégorie « jeunesse » intéresse ces dernières années de plus en plus les acteurs comme les amateurs d’art (musées, enseignants, parents…). Parallèlement au développement des publics, le livre d’art jeunesse est en effet devenu un rouage essentiel de la démocratisation culturelle comme de l’initiation à l’art. « En trois décennies, ce segment est passé d’une dizaine de titres chaque année à plus d’une centaine aujourd’hui », remarque Antoine Ullmann, directeur de la publication de la revue Dada, « la première revue d’art » et référence pour s’initier à l’art en famille.

Portées par la dynamique, maisons d’éditions et collections spécialisées se sont développées, à l’instar de Palette…, éditeur emblématique du genre. Dès leur création en 2004, les éditions Palette… ont investi le secteur avec une offre large recouvrant tous les domaines du rayon jeunesse : beaux livres, monographies, cahiers d’activités, livres pop-up, etc. Sur leur site Internet, les éditions s’enorgueillissent ainsi de compter plus de 200 titres à leur catalogue et près d’un million d’albums vendus dans le monde. Ce succès n’a pas échappé aux généralistes (Gallimard, Actes Sud, Seuil, etc.) comme aux institutions éditrices (la RMN-GP, le Centre Pompidou, le Louvre…) qui leur ont emboîté le pas. À tel point qu’Antoine Ullmann parle aujourd’hui de « saturation » : « La surproduction pose problème à toute la chaîne du livre, souligne cet observateur avisé : aux libraires qui ne peuvent pas stocker les livres comme aux éditeurs qui n’ont pas le temps d’installer leurs titres dans la durée. » Car « les livres d’art jeunesse se vendent eux aussi sur le moyen et long terme », rappelle Amélie Léveillé.

Fiction ou documentaire, deux approches complémentaires

Amélie Léveillé est directrice des éditions de L’Élan vert. Elle confirme la forte concurrence sur un marché où même les musées, qui possèdent leurs librairies-boutiques, sortent désormais leurs propres albums jeunesse. Fondé en 1998 par Jean-René Gombert et Amélie Léveillé, L’Élan vert inaugure sa collection Pont des arts en 2007, peu avant la mise en place de l’enseignement obligatoire de l’histoire des arts à l’école primaire (en 2008) et au collège (en 2009). Dédiée à la découverte des œuvres, la collection s’enrichit d’une petite dizaine de titres par an sur près d’une trentaine de nouveautés. Avec différents formats adaptés aux publics jeunesse (« Les carnets » pour les plus de 9 ans, les albums illustrés pour les 3-9 ans et les livres « tout carton » pour les 0-3 ans), Pont des arts fait le choix de sensibiliser les enfants à l’art par l’imaginaire : « Notre ADN, c’est le livre de fiction, précise Amélie Léveillé. "Pont des arts" est une collection récréative, où la sensibilisation passe par le choix de textes forts et d’illustrations nourries par les œuvres qui les ont inspirées. » 

Paru en 2019 dans « Les carnets », 36 grains de riz, Le grand voyage de Koïchi est, par exemple, un joli conte d’amour destiné à faire voyager les lecteurs dans le Japon du XIXe siècle. Mais le texte de Mapi et les illustrations d’inspiration japonaise de Bruno Pilorget sont rythmés par la reproduction de quinze estampes de Katsushika Hokusai. Au récit fictif, l’éditeur ajoute cependant un pertinent cahier pédagogique d’une dizaine de pages présentant l’artiste, l’art de l’ukiyo-e, etc. « Le savoir, c’est une spirale ! », dit Amélie Léveillé, qui compte sur la lecture pour éveiller l’envie de découvrir un artiste, une œuvre.

« Donner l’envie et le goût de l’art » : tel est aussi le credo d’Antoine Ullmann, lequel défend l’approche opposée, historique et documentaire, de Dada. « Lorsque l’on raconte la vie d’un artiste, on capte davantage l’attention d’un enfant que par la fiction, juge le directeur de la revue. Et quand cette vie est passionnante, comme celle de Vivian Maier [objet d’un récent numéro], alors c’est gagné ! » La ligne éditoriale de Dada est traditionnelle : neuf numéros par an dédiés à un artiste (Goya, Invader, Dürer…) ou à une thématique (l’art aborigène, l’Art déco, le cubisme…) qui placent les œuvres au centre de la lecture. Simple et efficace. « Le plaisir passe d’abord par les œuvres, explique Antoine Ullmann ; il suffit de les regarder, de les décrire », tout en prenant soin de les accompagner d’un texte le moins « écrasant » possible. « Se confronter à l’œuvre, c’est la base de notre combat. » 

Dessinateur et auteur d’ouvrages pour enfants sur l’histoire de l’architecture, du design pour les enfants pour les éditions Hélium, Didier Cornille dit ne pas aimer, lui non plus, « raconter des histoires aux enfants » : « Il faut leur raconter la vérité », dit-il, tout en précisant que sa formation de designer aux Arts déco l’a poussé vers la précision et l’exactitude. Son ambition est donc moins de sensibiliser que de « vulgariser, expliquer, diffuser » les beaux-arts auprès des lecteurs, petits et grands. « Mes livres ont une dimension pédagogique : je veux démystifier l’architecture. En même temps, je cherche à faire passer mon enthousiasme pour les sujets que je traite », explique Didier Cornille, qui trouve dans l’édition jeunesse un espace de liberté qu’il ne retrouve pas ailleurs.

Une économie de combat

Les œuvres, Ludovic Laugier les connaît bien. Conservateur en charge des sculptures grecques au Louvre, il est l’auteur de Qu’est-ce qu’elle a donc cette Vénus de Milo ?, paru chez Actes Sud Junior fin 2021. Pour ce livre dédié à l’histoire et à la postérité de la Vénus en marbre, l’éditeur lui a d’abord laissé carte blanche sur le texte. « C’est ensuite que nous avons fait des allers-retours avec la personne chargée de l’édition », raconte Ludovic Laugier, qui reconnaît que les corrections ont été plus nombreuses que pour les ouvrages scientifiques dont il est davantage habitué. Longueur des paragraphes, ton humoristique, lexique des termes techniques… : « Pontifier ne fonctionne pas avec les enfants. Si vous adoptez un ton professoral, ils auront l’impression de lire un manuel scolaire, ce qu’il faut éviter. La sensibilisation passe par le plaisir », poursuit l’historien de l’art, qui n’est pas contre réitérer un jour l’expérience.

Les conservateurs et les historiens de l’art font-ils de bons auteurs jeunesse ? « Pas toujours, reconnaît Antoine Ullmann. Tout le monde n’a pas le double talent d’être à la fois un bon historien et un bon auteur. » Pourtant, tempère Didier Cornille, « la connaissance dans certains domaines, dont l’architecture et le design, ne s’improvise pas. Je vois beaucoup d’illustrateurs qui ne connaissent pas bien la discipline passer à côté de leur sujet. » Si nombre de collaborateurs de la revue Dada ont une formation d’histoire de l’art, beaucoup se sont donc spécialisés ensuite dans l’écriture, à l’instar de Sandrine Andrews et d’Eva Bensard. Hélène Kérillis, autrice à l’origine, avec Amélie Léveillé, de la création de la collection Pont des arts en 2007, fut elle-même formée en lettres et en arts plastiques avant de se spécialiser dans l’écriture jeunesse. Elle est d’ailleurs l’autrice d’albums autour du Douanier Rousseau, d’Edgar Degas et de Gauguin chez L’Élan vert.

Rousseau, Gauguin… font sans surprise partie des artistes locomotives de l’édition d’art jeunesse, avec Hundertwasser, Van Gogh et Klimt. Ce qui n’interdit pas aux éditeurs de savoir prendre des risques. Ainsi, la dernière fiction de la collection « Les carnets » (L’Élan vert) est-elle consacrée à Georges Bruyer ! « Il n’y a pas de mauvais sujets, tant que l’on sait les mettre à hauteur d’enfant », pense Antoine Ullmann. Il n’empêche que le choix de l’artiste conditionne les ventes. « Une première impression varie entre 3 000 et 4 000 exemplaires », annonce Amélie Léveillé ; entre 4 000 et 6 000 exemplaires annoncent les éditions Hélium. Ensuite, tout dépend du titre et de sa rencontre avec son public. Les albums La Grande Vague d’Hokusai et Petit Noun (personnage inspiré par la statuette d’hippopotame égyptienne du Louvre) font ainsi partie des best-sellers de L’Élan vert, avec plusieurs réimpressions et plus de 20 000 exemplaires vendus, assure Amélie Léveillé, quand Toutes les maisons sont dans la nature, livre sur l’architecture moderniste de Didier Cornille paru aux éditions Hélium, a déjà atteint 16 000 depuis sa sortie en 2012. « Le livre d’art jeunesse, c’est un combat », conclut la directrice de L’Élan vert. Un combat pour le secteur de l’édition comme pour la nécessaire démocratisation de l’art.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : « Le livre d’art jeunesse, c’est un combat »

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