Livre

Le graffiti, cet obscur objet d’Étude

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 5 septembre 2018 - 953 mots

Dans le cadre d’une saison culturelle dévolue au graffiti, le Centre des monuments nationaux consacre au phénomène un riche ouvrage collectif dans une approche multidisciplinaire de l’Antiquité à nos jours.

Couverture du livre <em>Sur les murs. Histoire(s) de graffitis.</em>.
Couverture du livre Sur les murs. Histoire(s) de graffitis..

Négligé, criminalisé, effacé, le graffiti s’est très longtemps tenu en marge de la curiosité scientifique – archéologie mise à part. Depuis une dizaine d’années pourtant, ce « désordre graphique » fait l’objet d’un intérêt croissant auquel la vogue du street art n’est sans doute pas étrangère et tend à se constituer en objet d’étude, sinon en patrimoine. Publié en juin dernier en complément d’une série d’expositions organisées par le Centre des monuments nationaux (CMN), Sur les murs. Histoire(s) de graffitis atteste ce « glissement en cours, de l’acte sulfureux hors norme et vandale vers le témoignage légitime », comme le rappelle d’emblée Laure Pressac, directrice de l’ouvrage. Fourni et abondamment illustré, le livre se fonde ainsi sur les contributions d’une vingtaine de spécialistes pour élucider les ressorts d’une pratique complexe, polysémique, protéiforme, d’un « acte de communication » à l’intersection de l’individu et du collectif, de l’intime et du politique, de l’art et du banal.

Au gré d’un sommaire thématique, décliné sous forme de verbes d’action (« apparaître », « témoigner », « s’engager », « créer », « définir ? » et « découvrir », section consacrée à vingt-quatre sites et monuments du CMN), les états les plus divers du graffiti se trouvent successivement abordés – du graffiti naval (Philippe Bigaud) au graffiti carcéral (Jean-Lucien Sanchez), des graffitis des soldats de la Grande Guerre (Jérôme Buttet) aux inscriptions votives et « apotropaïques » (Mattew J. Champion), du slogan politique (nationaliste particulièrement) à l’art brut (Savine Faupin), le cinéma (Gabriela Trujillo) et le street art (Julie Vaslin, Jérôme Saint-Clair). Le phénomène y est abordé aussi bien comme acte militant que comme geste créateur, comme source historique que comme objet patrimonial et mémoriel nécessitant la mise en œuvre de relevés et d’actions de préservation. À notre connaissance, une telle exhaustivité est sans précédent en France, et il faudrait sans doute remonter au Livre du graffiti de Denis Ryout, Dominique Gurdjian et Jean-Pierre Leroux (éditions Alternatives, 1984) pour trouver trace d’une entreprise comparable.

La « graffitologie »

À cet égard, Sur les murs. Histoire(s) de graffitis est d’abord à lire comme une contribution précieuse au développement d’une discipline balbutiante : la « graffitologie ». Une entreprise compliquée par la diversité des formes que prend le graffiti, des situations d’énonciation qui le voient naître et des approches dont il a fait l’objet. Comme le rappelle Christian Colas dans la partie consacrée à la « Naissance du graffiti », le terme est d’abord employé dans le champ de l’archéologie : sous la plume de Raphaël Garrucci, auteur en 1856 d’une étude sur Pompéi, il désigne « les écritures n’émanant pas de professionnels », partant « les expressions spontanées, gratuites, anonymes, d’affirmation personnelle à valeur intime, informative, poétique, politique, destinées à être vues ». Philippe Artières rappelle, quant à lui, que le graffiti fut longtemps le parent pauvre des sources historiques, l’éternel exclu de la grande histoire de l’écriture, alors même qu’il « appartient pleinement à la culture écrite d’une époque ». C’est, explique l’historien, que « le graffiti brouille un certain ordre de l’écrit » : marginal et officieux depuis sa criminalisation progressive au XIXe siècle, il vient parasiter et parfois contredire la régulation des signes dans l’espace public. Si bien qu’il n’y a pas de « science historique » des graffitis, mais un objet à la croisée des disciplines, et qui requiert selon Artières le développement d’une « science propre », « à la croisée des sciences sociales, de la linguistique et de la critique littéraire ». C’est pourquoi cet ouvrage joue à fond la transdisciplinarité, sollicite aussi bien l’histoire que l’anthropologie, l’archéologie que les sciences politiques et la sociologie. Comme l’annonce le pluriel du sous-titre, le graffiti ne peut faire l’objet d’une histoire ni d’une définition, et plaide pour une approche décloisonnée. « Son statut équivoque, entre pratique et production, geste et œuvre, le laisse hors des sentiers classiques de l’analyse et de l’interprétation », rappelle ainsi l’introduction du premier chapitre de l’ouvrage.

Au fil du livre, c’est donc par petites touches, via la diversité des approches et des objets d’étude, que s’esquisse une description du graffiti. Derrière la diversité de ses formes, il y apparaît comme acte de langage et de communication, fait pour circuler dans le temps et pour agréger une communauté de scripteurs.

Sur les murs, histoire(s) de graffitis offre aussi de cerner l’évolution du regard porté sur le phénomène, entre criminalisation et valorisation. Dans la section « Artistes ou vandales », Charlotte Guichard rappelle ainsi que Nicolas Poussin, Augustin Pajou ou Jean-Baptiste Carpeaux ont laissé des traces de leur voyage à Rome en écrivant leur nom sur les œuvres de leurs maîtres et bâtiments antiques – non dans une intention « vandale », mais bien au contraire en gage de leur admiration. « Ces graffitis modestes nous disent que le rapport à l’œuvre n’était pas seulement contemplatif, écrit-elle, mais qu’il était aussi tactile et actif, établi le crayon ou le stylet à la main. »

Même constat chez Matthew J. Champion, qui s’intéresse aux inscriptions rituelles laissées par nos ancêtres dans les édifices religieux, et révèlent une conception du graffiti à mille lieues de son image moderne d’acte délictueux : « avant le milieu du XIXe siècle, écrit l’archéologue, des personnes de toutes classes sociales et de toutes conditions n’éprouvaient, semble-t-il, aucun scrupule à graver des inscriptions sur les murs des églises, châteaux et cathédrales. »

En filigrane, l’ouvrage éclaire ainsi notre relation à l’œuvre d’art et au patrimoine, et ce jusque dans ses angles morts et ses manques. À cet égard, il est significatif qu’il s’intéresse peu au graffiti contemporain, sauf sous la forme du street art, et sans égard pour la vitalité des pratiques contemporaines. Cet oubli confirme l’ambivalence attachée à un geste dont la patrimonialisation et l’artification ne parviennent pas tout à fait à désamorcer la charge explosive…

Sur les murs. Histoire(s) de graffitis,
Sous la direction de Laure Pressac, éditions du Patrimoine, 192 p., 29 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°506 du 7 septembre 2018, avec le titre suivant : Le graffiti, cet obscur objet d’Étude

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