Chronique

L’art entre don, dette et crédit

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2011 - 1122 mots

En cette période où l’économie nous tient, autant en faire un terrain actif de la pensée et poser la question de la valeur réelle de l’art.

On ne saurait y échapper, elle est partout, remplit les colonnes et les unes, elle obsède, impose son horizon, menace et affole. Elle paraît inexorable, hors de contrôle. Les pouvoirs politiques, asphyxiés, abandonnent leurs prérogatives et laissent la place à la technique gestionnaire. Son nom lui-même s’est usé : le mot de crise n’y suffit plus, incompatible par sa signification de passage, de moment, de transition au fur et à mesure que s’impose l’évidence qu’elle relève d’un destin durable. Le déséquilibre se mue en interminable chute, que l’on regarde, médusé. « Plus un geste ! », dit le braqueur, assignant sa victime à l’immobilité.

On sait que le geste est une forme de la pensée, comme le rappelle le philosophe Michel Guérin en reprenant sa Philosophie du geste (une première version a paru en 1995). Dans son attention aux gestes, il s’arrête à de riches et souvent discrètes figures de l’agir comme à celle du don, en lecteur de Marcel Mauss et de Georges Bataille qui, eux, ont su s’intéresser (et cela n’est aujourd’hui plus guère de mise) aux dimensions symboliques de l’échange. Ne dit-on pas : « faire un geste » quand on donne ? Or, Guérin note, et sa formule résonne crûment aujourd’hui, que « le rêve d’une économie majeure reste sans doute d’éradiquer le don du social pour tout fonder sur le dû… » (p. 49). Il s’attache à quatre gestes (faire, donner, écrire, danser) pour interroger les « pouvoirs de la représentation », et aussi au geste qu’il y a à penser, ce dont le braqueur tient à priver sa victime. Ainsi une figure première du geste de penser pour Guérin est-elle celle que l’on défend ici, premier geste anti-crise : celui qui consiste à se mettre à lire !

Immaîtrise
Médusés ! Car il y est bien question de vision, et de représentation, d’une représentation en crise : celle de la valeur, de ce système devenu universel de confiance dans l’image qu’est la monnaie, d’une rupture de crédit accordé au crédit. Tout à coup, c’est sa contre-forme qui emplit la vision, celle de la dette. Maurizio Lazzarato trouve chez Nietzsche ce qui fait le socle de notre condition d’endettés : la dette est bien sûr un engagement vis-à-vis de l’autre, le créancier, mais aussi un engagement de soi vis-à-vis de soi, c’est-à-dire « la construction d’une subjectivité dotée d’une mémoire, d’une conscience et d’une moralité qui l’incitent à la fois à la responsabilité et à la culpabilité ». Ainsi entendue, la dette n’est pas la malédiction commune que l’on ne sait endiguer, mais – Deleuze et Guattari ont su l’identifier dès les années 1970 – un puissant moyen moderne de contrôle social, par la force de la promesse et de la subjectivation.

Il faut dire qu’elle est amenée à un tel point d’abstraction, cette valeur-là, dans l’empire du chiffre, dans les opérations désormais confiées à des machines qui savent produire la transformation de la valeur par la palpitation de leur calcul infini et incessant. La question de la valeur de l’art est un exercice d’école pour économiste, épineuse car irrégulière, rare, radicale, réputée irrationnelle. Mais à lire les économistes actifs  sur la situation d’aujourd’hui, on s’aperçoit que l’économie financière a atteint un bien plus grand degré d’immaîtrise, tant théorique et malheureusement pratique, que l’économie de l’art. L’irraison n’est pas l’apanage du marché de l’art, voire même ce dernier aurait-il aujourd’hui une forme de prévisibilité dans son fonctionnement et ses principes. Ce marché-là, finalement, demeure un territoire d’échange de biens, ce qui n’empêche pas la dimension spéculative ou l’application de fait des principes fondamentaux des effets du commerce libéral. Ainsi entendait-on un galeriste désabusé, interrogé au lendemain des belles heures de la Fiac et de Paris Photo au Grand Palais : « Oui, ça a marché ! Très très bien pour les grosses galeries et les grosses ventes, bien pour les moins grosses, pas mal pour les plus petites, et pas très bien pour les petites. »

Nous voilà rassurés : au moins dans le monde de l’art et de son marché, la logique de l’échelle de la concentration capitalistique est maintenue, et le marché de haut niveau se porte bien, paraissant résister à la déréliction économique qui nous emporte. Alors que la question de la valeur en matière d’art était un défi pour économistes, ils ont trouvé mieux ! À suivre André Orléan dans les pages passionnantes, certes parfois un peu techniques, de L’Empire de la valeur, on comprend que cette question de la valeur et de sa construction est une affaire bien plus compliquée que les théories économiques classiques n’ont pu envisager, une affaire où, comme on le sait dans le marché de l’art, l’objectivité n’a guère de place.

« Art critique d’art »
Il reste que l’économie de l’art est elle aussi soumise à transformation, alors que la mondialisation lui fait changer d’échelle et trouver de nouveaux modèles. C’est ce qui retient Tristan Trémeau dans son In art we trust. En critique d’art, l’auteur suit une double analyse : celle de la démarche d’un « art critique d’art » que représente pour lui le travail du collectif Société Réaliste qui conduit à une lecture critique de l’Esthétique relationnelle (éd. Les Presses du Réel, 1998) portée par Nicolas Bourriaud (nouvellement nommé à la direction de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris) au profit d’une génération d’artistes et de commissaires, puis de celle d’un dispositif économique singulier qui ramène la réalité de l’économie financière au cœur de l’art : le fond Artist Pension Trust, qui, sur une logique vertueuse de soutien et de stabilité économique au travail des artistes, propose un modèle si inspiré de la logique libérale de cooptation, de réseau et de connivence qu’il saurait assurément, inévitablement teinter la pratique des artistes, dans leur être social voire dans leur œuvre. Décidément, l’économie nous tient : une bonne raison pour en faire un terrain actif de la pensée, loin de l’acceptation passive où son spectacle ordinaire tend à nous confiner.

Michel Guérin, Philosophie du geste, éd. Actes Sud, Arles, nouvelle édition augmentée, coll. « Le génie du philosophe », 2011, 144 p., 18 €, ISBN 978-2-3300-0258-9

Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, éditions Amsterdam, 2011, 128 p., 8,50 €, ISBN 978-2-3548-0096-3

André Orléan, L’empire de la valeur, refonder l’économie, éd. du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2011, 352 p., 23 €, ISBN 978-2-0210-5437-8

Tristan Trémeau, In art we trust, l’art au risque de son économie, éd. Al Dante, Marseille, coll. « Cahiers du Midi », 2011, 64 p., 15 €, ISBN 978-2-8476-1847-1

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°358 du 2 décembre 2011, avec le titre suivant : L’art entre don, dette et crédit

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