L’art de la critique d’art

Réédition des écrits de La Font de Saint-Yenne

Le Journal des Arts

Le 8 mars 2002 - 844 mots

En plein milieu du XVIIIe siècle, une voix s’élève pour défendre le droit de chacun à émettre un jugement sur la production artistique, celle de La Font de Saint-Yenne. La réédition intégrale de ses écrits éclaire les premiers pas de la critique d’art, en même temps qu’elle témoigne de la naissance d’une conscience patrimoniale. Quant aux Salons de Stendhal, professant une même exigence de vérité en peinture, ils nous replongent dans les débats de
la Restauration.

Soucieux de sauver les lecteurs de “l’ennui des éloges répétés”, Étienne de La Font de Saint-Yenne (1688-1771), gentilhomme de son état, s’invite en 1747 dans le débat artistique et pose, bien avant Diderot, les premiers jalons de la critique d’art. Dans Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, il commente le Salon de 1746 et cherche à mettre en évidence les raisons ayant conduit à l’abaissement de la peinture d’histoire, genre noble par excellence. Il récidivera en 1753 avec Sentiments sur quelques ouvrages de peinture, de sculpture et gravure. Toutefois, il prend soin de garder l’anonymat, affirmant s’exprimer au nom du public, dont il prétend rapporter les jugements. S’il reste connu pour ses prises de position en faveur de l’achèvement du Louvre et la création dans ses murs d’une galerie de tableaux, La Font représente l’irruption de l’opinion publique dans le débat artistique, confisqué par les “professionnels de la profession”. Celle-ci ne se fera pas sans douleur, comme l’avait souligné Thomas Crow dans La Peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle (Macula, 2000, lire le JdA n° 114, 3 novembre 2000). En effet, dans la Lettre de l’auteur des “Réflexions sur la peinture” (1748), le critique se refuse à accepter le principe que lui opposent ses détracteurs, à savoir “qu’il est absolument nécessaire de professer un art pour en parler avec justesse, et oser remarquer les défauts”. Les réactions plus ou moins violentes à ses écrits lui permettent de mesurer “combien le nombre est petit de ces âmes fortes et assez élevées pour sentir la nécessité d’une sage critique, afin d’arriver à la perfection”. En rupture avec la peinture rococo – “tout y est de la couleur des roses et en conserve la durée” –, l’esthétique défendue par La Font préfigure l’esprit du Néoclassicisme, avec son exigence de vérité et l’exaltation des vertus morales des grands hommes.

Non content de stigmatiser les faiblesses des peintres, le critique dénonce avec véhémence l’abandon de ce qu’on n’appelle pas encore le patrimoine : il souligne les contradictions d’une nation qui prétend aimer les arts et laisse périr les œuvres nées du génie de ses artistes. Ce discours n’a pas pris une ride. En revanche, l’apologie du monument, qui s’exprime notamment dans L’Ombre du Grand Colbert (1752), suivie en 1756 du Génie du Louvre aux Champs-Élysées, n’est pas exempte de grandiloquence, et témoigne d’une nostalgie revendiquée du Grand Siècle, celui de Louis XIV. Malheureusement, en dépit d’une intéressante introduction d’Étienne Jollet, cette édition se révèle largement insuffisante ; ainsi, aucune note ne permet de proposer une identification et une localisation des tableaux mentionnés, ce qui restreint l’utilité pratique de l’ouvrage.

À l’instar de La Font moquant dans les tableaux les poses théâtrales des figures, Stendhal ne manque pas une occasion de s’agacer de l’influence des comédiens, en l’occurrence le grand Talma, sur la rhétorique picturale. Comme son illustre prédécesseur, il a également cultivé l’anonymat dans la critique de salon. La comparaison s’arrête là, les commentaires de Beyle n’ayant pas eu un retentissement comparable, ni constitué une avancée théorique majeure. Se targuant d’“opinions tranchantes sur tout”, il montre toutefois que ses connaissances ne se limitent pas à l’histoire de la peinture italienne.

Stendhal au Salon
Certes, il n’est ni Gautier, ni Baudelaire, mais sa sensibilité n’est pas à démontrer. Si aucun des écrits rassemblés dans ce recueil n’est inédit, l’ensemble nous replonge dans l’effervescence des débats artistiques sous la Restauration. Le texte le plus long concerne le Salon de 1824, que l’Histoire a résumé à un affrontement entre les Massacres de Scio de Delacroix et Le Vœu de Louis XIII d’Ingres. À travers les critiques de Stendhal, la fracture apparaît plutôt entre les continuateurs fatigués de la manière davidienne, qu’il couvre de sarcasmes, et les “romantiques”, qui placent la vérité et la peinture des mouvements de l’âme au-dessus de toute considération. D’ailleurs, “le romantique dans tous les arts, c’est ce qui représente les hommes d’aujourd’hui, et non ceux de ces temps héroïques si loin de nous, et qui probablement n’ont jamais existé”. Toutefois, la grille de lecture que l’écrivain applique aux tableaux et aux sculptures doit encore beaucoup à la tradition classique. Comme le note Stéphane Guégan dans l’introduction, “Stendhal a compris et défendu le Romantisme du nouveau siècle à partir de l’esthétique du précédent.”

- La Font de Saint-Yenne, Œuvre critique, éd. établie et présentée par Étienne Jollet, École nationale supérieure des beaux-arts, coll. “Beaux-Arts Histoire�?, 2001, 420 p., 26 euros. ISBN 2-84056-100-X. - Stendhal, Salons, éd. établie et présentée par Martine Reid et Stéphane Guégan, Le Promeneur, 2002, 210 p., 19,5 euros. ISBN 2-07-076334-X.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°144 du 8 mars 2002, avec le titre suivant : L’art de la critique d’art

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