Cinéma - Radio & télévision

L’art dans le viseur de la production audiovisuelle

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 24 février 2019 - 1519 mots

PARIS

Genre à part entière, porté par une kyrielle de festivals spécialisés, le film sur l’art tente de se renouveler en multipliant les approches de la création.

Le film sur l’art est une industrie en plein essor à bien regarder les programmations et palmarès des festivals qui lui sont consacrés. Ouvrant le bal à la fin du mois de janvier, les Jifa (Journées internationales du film sur l’art) se déroulent sous la gouverne du Louvre et d’une sélection montée par Pascale Raynaud qui programme habituellement le cinéma au sein du vénérable musée. Le réalisateur cambodgien Rithy Panh fût l’invité d’honneur de cette douzième édition du festival qui se consacre autant « au processus créatif qu’au rôle de l’art dans nos sociétés ». Un postulat qui reflète bien les directions éditoriales des productions audiovisuelles consacrées à l’art. Tout comme la programmation actuelle des grands musées, une large part est ainsi consacrée à la réalisation de monographies (parfois lourdement biographiques). L’artiste au travail, les secrets d’une conception, constituent l’autre « nerf de la guerre ».

Les coulisses de la création

Ainsi le Louvre programmait-il cette année le plus récent film consacré à Christo et à son projet fou de marcher sur l’eau du lac d’Iseo en Lombardie, œuvre finalisée en 2016, quarante-six ans après l’avoir pensée avec sa compagne et partenaire Jeanne-Claude (décédée en 2009). Walking on Water, réalisé par Andrey Paounov, pourrait constituer l’archétype du genre, suivant Christo au plus près de ce défi sur lequel le sort semble s’acharner (climatiquement et administrativement). Christo y apparaît colérique, pugnace, et il est très étonnant qu’il tolère si souvent la présence d’une équipe de tournage dans des moments de crises homériques laissant parfois craindre l’échec ou l’abandon du projet pharaonique. Le film, projeté en avant-première au festival du film de Toronto en septembre 2018, canonise The Floating Piers,œuvre extraordinaire par sa taille (trois kilomètres entre Sulzano, l’île de Monte Isola et l’îlet de San Paolo), son budget (17 millions de dollars financés par la vente des œuvres de l’artiste), l’ampleur de son équipe (600 personnes impliquées dans la réalisation), sa durée (seize jours) et le nombre de visiteurs (1,5 million).

Cette même dimension épique domine une production maison de la plateforme Netflix, L’Échelle céleste : l’art de Cai Guo Qiang, réalisée par Kevin MacDonald en 2016. Ici aussi, l’artiste se heurte aux autorités, s’accroche à un projet pensé à ses débuts qu’il tient absolument à concrétiser, quitte à faire flamber les budgets. Ces deux films sont déconnectés de toute exposition, programmés dans des salles de cinéma ou sur demande. Leur vie est donc complètement indépendante des canaux de programmations muséale ou télévisuelle classiques.

La fabrique de l’art constitue ainsi une des portes d’entrée privilégiée pour les caméras qui offrent au spectateur l’occasion de visiter les coulisses de la création. Curieusement, la conception d’une exposition n’a pas fait l’objet de la même curiosité, celle-ci étant souvent abordée par le biais de productions connexes, comme celle d’Arte et Morgane, Picasso, Braque et Cie, la révolution cubiste diffusée sur la chaîne franco-allemande et au musée à l’occasion de l’exposition sur le cubisme au Centre Pompidou. L’exposition Vasarely est ainsi relayée par un film produit par France 5 et réalisé par Catherine Benazet, L’Illusion pour tous.

Rendre l’art vivant

La compétition est d’ailleurs rude entre les maisons de production et les chaînes pour décrocher un partenariat avec les institutions et ainsi bénéficier de l’assurance de visibilité et d’audience. Ces films habitent surtout les petits écrans des différentes chaînes de télévision mais se retrouvent peu dans les sélections. Le plus ancien et respecté festival des films sur l’art, l’Art Fifa de Montréal, n’a ainsi presque pas retenu ce type de réalisations pour sa 37e compétition officielle. Miró, célébré cet automne au Grand Palais, y est représenté non pas par la coproduction maison entre la RMN et France 5 (Le Feu intérieur d’Albert Solé) mais par Miró, dans la couleurde ses rêves de Jean-Michel Meurice (également coproduit par France Télévisions). C’est le comédien Denis Lavant qui prête sa voix aux mots du peintre lui-même. C’est là une des difficultés majeures du film sur l’art : lorsque les archives se font rares ou représentent un coût exorbitant, que le réalisateur cherche à éviter le face-à-face peu dynamique avec un expert ou la reconstitution, pas toujours heureuse, se pose le défi de rendre l’art vivant et de ne pas tomber dans la leçon d’histoire de l’art.

C’est la quête du Fifa montréalais, sous la gouverne de son nouveau directeur Philippe U. del Drago, qui cherche à décloisonner, à dépoussiérer et à populariser ce domaine spécifique au film documentaire. Ce Fifa est la plus dense des manifestations consacrées aux films sur l’art avec des sections dédiées à l’architecture, à la danse, à la photographie et au cinéma, à la littérature et à la poésie, à l’art et à la science, à la musique, au théâtre et aux arts visuels – la part du lion de la programmation –, mais aussi au cinéma expérimental et à la réalité virtuelle. À côté de ce chef de file, les festivals de Berlin (Dokuarts), Bruxelles (Baff) et Beyrouth (Baff), qui se tiennent tous à l’automne, sont plus modestes. Les programmations ne manquent pas de clins d’œil puisque le film de Jawad Rhalib, Au temps où les Arabes dansaient, lauréat du prix du film sur l’art à Bruxelles, se retrouve aussi en compétition à Montréal.

Avec cette production, s’affirme un autre type d’approche, mêlant archives et témoignages contemporains, bien campée dans la réalité actuelle du verrouillage que les instances religieuses du monde musulman appliquent sur la danse au Maroc, en Égypte et en Iran. Entre extraits de films et témoignages de créateurs contemporains confrontés à l’autocensure et à l’opprobre des autorités, le réalisateur livre un plaidoyer libre qu’on aurait parfois aimé plus structuré et contextualisé. Free Warriors/Kaboul, les guerriers de l’art, film allemand retenu à Montréal, dresse lui aussi le portrait de résistants, des Afghans bien résolus à vivre leur passion artistique dans ce pays de toutes les menaces. Un sens de l’actualité qui traverse différemment le brillant Conjurer la peur d’Ivan Butel, projeté au Louvre en janvier. Partant de l’ouvrage éponyme du médiéviste Patrick Boucheron paru en 2013, le réalisateur ausculte en compagnie de l’auteur, la fresque d’Ambrogio Lorenzetti du Bon et du mauvais gouvernement (1338, Sienne). Ou comment faire de cette œuvre visionnaire la prophétie des maux actuels de nos sociétés, en prise avec la tyrannie religieuse, l’obscurantisme et l’avidité capitaliste. L’objet intellectuel produit un opus filmique passionnant, érudit, pragmatique, montrant combien l’histoire de l’art peut se faire politique, être en prise avec les questions les plus brûlantes.

Le portrait, genre dominant

Cette parole de l’expert est le levier le plus courant des films sur l’art, où ils sont souvent convoqués comme témoins dans un appareillage qui relève de l’enquête journalistique. Ainsi, à découvrir à Montréal, Hitler vs Picasso et les autres de Claudio Poli remonte le fil des spoliations orchestrées par les nazis. The Price of Everything, produit en 2018 par HBO sur le marché de l’art, sélectionné à Berlin et au festival de Sundance, convoque également nombre de témoins privilégiés, analysant l’emballement du marché et les petits jeux d’initiés. Marianne Alphant et Pascale Bouhénic ont pris un parti un peu différent, celui de se focaliser sur les historiens d’art et ce qui les a amenés à leur vocation. Un œil, une histoire (coproduction de La Chaîne parlementaire, Histoire et Zadig avec l’Assemblée nationale) dresse entre autres neuf portraits face caméra ceux de Roland Recht, de Laurence-Bertrand Dorléac, de Michael Fried, de Georges Didi-Huberman ou Svetlana Alpers. Les spécialistes ont onze images pour expliquer comment on devient historien de l’art et déroulent devant le spectateur leur façon de faire parler les œuvres. L’exercice dévoilé au Louvre en janvier est touchant, quoiqu’un peu statique, suivant les interlocuteurs, présentant surtout le mérite de mettre en lumière des voix qu’on lit mais que l’on voit rarement pour elles-mêmes.

Ce genre du portrait (différent de la biographie ou de la monographie) est effectivement dominant dans la production audiovisuelle. Tomoya Ise a ainsi filmé plusieurs artistes nippons pour Creations from the Obscure,à l’occasion d’une exposition organisée au Lieu unique de Nantes, à l’automne 2017, qui présentait quarante-deux représentants de l’Art brut japonais. Plusieurs d’entre eux se sont confiés sur leur nécessité de créer, de s’exprimer par l’art, eux qui sont souvent déclassés au Japon, et sur la considération artistique européenne de leurs œuvres. Le parcours, l’approche graphique de Marie Suzuki s’avèrent hypnotiques, dévoilés au rythme de la jeune femme, lent, très angoissé, touchant, livrant une œuvre graphique cathartique, vitaliste, érotique et très révélatrice.

Nombre de ces films peinent à exister en dehors de ces festivals. Pas toujours disponibles sur les plateformes à la demande, ni relayées par des chaînes généralistes toujours plus frileuses, de telles réalisations trouvent refuge dans des festivals comme celui de Montréal, ouvert au grand public mais également aux professionnels, car le Fifa est bien conscient que le genre doit être accompagné pour rester libre et audacieux. Heureusement, la programmation québécoise nous montre que, malgré un certain conformisme, la singularité est encore financée, tant celle des créateurs que celle des réalisateurs.

« Art et caméra »,
au Festival d’histoire de l’art de Fontainebleau, du 7 au 9 juin 2019 à Fontainebleau. Gratuit. www.festivaldelhistoiredelart.com
« Aviff – Art Film Festival »,
les 18 et 19 mai 2019 à Cannes, www.art-film-festival.com
« Festival international du film sur l’art (Fifa) »,
du 19 au 31 mars 2019. Musée des beaux-arts de Montréal, 1380 rue Sherbrooke, Montréal, Québec, Canada. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 17 h, mercredi jusqu’à 21 h. Tarif : 12,50 $. www.artfifa.com/fr
« Journées internationales du film sur l’art (Jifa) »,
chaque année en janvier. www.louvre.fr
« Festival sur le livre d’art et le film (Filaf) »,
du 17 au 23 juin 2019 à Perpignan. Gratuit. www.filaf.com
« Festival international du film sur les métiers d’art (Fifma) »,
du 8 au 11 mars 2019 à Montreuil, Pantin et Bagnolet. www.fifma.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°721 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : L’art dans le viseur de la production audiovisuelle

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