Livre

Essai

L’art comme territoire politique

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 14 janvier 2015 - 829 mots

Trois ouvrages dont deux publiés en Europe de l’Est estiment que l’art peut revivifier nos démocraties. Pour l’un des auteurs, l’antagonisme est préférable au consensus suscité par le libéralisme marchand.

À entendre le brouhaha informationnel dans lequel tempêtent les voix du pire et du déni de l’autre, quand la démocratie et ses institutions politiques ne savent plus nourrir que les idées basses, l’art vivant peut-il demeurer comme un ailleurs de la pensée et de l’agir ? C’est l’une des pistes qu’explore Chantal Mouffe, spécialiste de philosophie politique belge, fort peu lue en France mais dont les travaux sont respectés dans le monde anglo-saxon : les éditions de l’École des Beaux-Arts de Paris publient en français Agnostique, paru en 2013 en anglais, où l’auteure reprend et développe ses positions et propositions quant à la démocratie.

Depuis Hégémonie et stratégie socialiste ; vers une démocratie radicale publié en 1985 mais en 2008 seulement en français, Chantal Mouffe propose de dépasser l’horizon du consensus rationnel comme raison commune du politique, et plus encore de faire du différent, de l’antagonisme, du dissensus le fondement du travail commun de la démocratie. Ceci en lieu et place d’un universalisme moderne qui a usé son crédit face à un monde multipolaire et qui ne sait plus atteindre son propre horizon de consensus sans se renier. D’où cette notion d’« agonistique », laquelle à l’Antiquité désigne l’art des athlètes et des lutteurs et relève d’un rapport à la conflictualité sociale bien différent du rapport de force hégémonique produit par le libéralisme marchand.

Quelles sont les formes d’un art critique ?
Le livre est construit en discussion avec bon nombre de penseurs politiques, de Hannah Arendt à de plus actuels, issus d’univers de pensée pas seulement occidentaux. Mais il demeure d’une remarquable accessibilité, y compris quand l’auteur avance l’idée de « démocratie radicale » et quand elle interroge le rôle de l’art dans nos devenirs politiques. « L’art occupe une place de plus en plus importante dans nos sociétés, mais peut-il encore jouer un rôle critique ? » (p. 105). L’esthétisation généralisée relevée déjà par Adorno a dilué l’autonomie de l’art au sein des industries culturelles, parmi les autres formes de production du capitalisme globalisé. Pour Chantal Mouffe, bien plus positivement, les transformations actuelles des modes du travail et de la connaissance contribuent à « élargir le champ d’intervention de l’art, avec des artistes qui travaillent dans de multiples espaces sociaux extérieurs aux institutions traditionnelles, afin de s’opposer au programme de mobilisation sociale totale du capitalisme » (p. 107). Car, précise-t-elle, « le sens commun peut être transformé par le biais d’interventions contre-hégémoniques, et c’est là que les pratiques artistiques et culturelles peuvent jouer un rôle déterminant » (p. 109). Quelles sont alors les formes d’un « art critique » ? Elles trouvent leur lieu dans les différents aspects de l’espace public, en relevant d’une « approche agonistique [où] l’espace public est celui où les points de vue contradictoires s’affrontent sans possibilités de réconciliation », bien loin du consensus. Ainsi, dans la dynamique de sa pensée, Mouffe évoque Alfredo Jaar et les formes de l’activisme artistique. Mais aussi les œuvres qui opèrent à l’intérieur du musée, pour peu que celui-ci échappe à la normativité mercantile : ainsi du Macba à Barcelone, ou de la Moderna Galerija de Ljubljana (Slovénie) et de son programme de « projets liés aux Balkans et à l’Europe de l’Est » (p. 122).

Un laboratoire à l’Est
Il est vrai que l’est de l’Europe constitue un précieux laboratoire qui, bien au-delà de l’idée du rattrapage, offre des perspectives de reformulation des relations entre les pratiques des artistes et le monde social et politique, le dernier demi-siècle y ayant forgé une histoire accélérée et dessiné des cartographies intellectuelles différentes et renouvelées. Ainsi paraissait à Prague en 2010 un volume collectif en écho à un cycle d’expositions organisées dans la capitale tchèque. Désormais épuisé (1), Atlas of Transformation fait référence, exemplaire d’une manière ouverte de repenser le politique à partir du territoire de l’art. Ses 170 entrées alphabétiques (notions et noms, d’ « Adaptation » [Adaptation] à « World Crisis » [Crise mondiale]), en plus de 700 pages, ouvrent à des textes, pour la plupart inédits, ainsi qu’à de nombreuses planches diagrammatiques ou topologiques, proposées par des artistes. Ancrés dans l’histoire en cours, la bonne centaine d’auteurs (dont une majorité venue de « l’Est ») avance sur les questions de société, d’histoire et de culture par cercles problématiques, se défiant des logiques de système, ce que la forme même du volume étaye fortement.

Et c’est encore un catalogue praguois, cette fois à l’occasion de l’exposition qui se tient au centre d’art contemporain Dox jusqu’à la mi-mars 2015, qui interroge l’hypothèse du déclin de la démocratie aujourd’hui en réunissant des exemples d’expériences et de projets artistico-politiques à travers le monde : Modes of democracy propose un décentrement (de contextes, de formes) que, sans doute, Chantal Mouffe ne renierait pas.

Note

(1) mais accessible en ligne : monumenttotransformation.org

Chantal Mouffe, Agonistique, penser politiquement le monde, traduit de l’anglais par Denyse Beaulieu, 2014, Beaux-Arts de Paris Les éditions, coll. « D’art en questions », 168 p., 20 €.
Atlas of Transformation, collectif sous la direction de Zbynek Baladrán et Vit Havránek (anglais), 2010, coéd. Tranzit, Prague/JRP|Ringier, Zuriche, 724 p. (épuisé).
Modes of democracy, collectif sous la direction de Jaroslav Andel (anglais), 2014, éd. Dox, Center for contemporary Art, Prague, 272 p., environ 10 €.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°427 du 16 janvier 2015, avec le titre suivant : L’art comme territoire politique

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque