Livre - Musée

Krzysztof Pomian : « Nous pouvons nous faire du souci pour l’avenir des musées »

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 2 mars 2021 - 2134 mots

Le deuxième volume du Musée, Une histoire mondiale paraît ce mois-ci chez Gallimard, couvrant cette fois la période de « l’ancrage européen » de l’institution, entre 1789 et 1850.

Krzysztof Pomian. © Francesca Mantovani / éditions Gallimard, 2019
Krzysztof Pomian.
© Francesca Mantovani / éditions Gallimard, 2019

Plus qu’un livre, un monument ! Remarquable par son érudition immense, sans être jamais pesante, la somme en trois tomes de l’historien et chercheur au CNRS Krzysztof Pomian vient éclairer d’un jour nouveau l’aventure des musées à un moment où ceux-ci affrontent trois crises majeures : pandémique, éthique et écologique.

Dans le premier volume du Musée, Une histoire mondiale, vous racontiez les prémices de cette institution, en montrant comment elle s’enracine dans un passé lointain avant d’être inventée en Italie à la fin du XVe siècle. Dans le deuxième volume qui paraît le 11 mars 2021, vous poursuivez cette histoire sur la période 1789-1850. Outre rappeler que le musée prend sa source dans l’Ancien Régime, avant, donc, la Révolution française, vous montrez le rôle joué par Napoléon et ses armées dans sa diffusion européenne…

Napoléon a européanisé la Révolution. Sans m’ériger en thuriféraire de l’Empereur, c’est lui et son armée qui introduisent les institutions révolutionnaires en Europe : le système métrique, par exemple, mais aussi le lycée, les départements, le Code civil et le musée. Il faut donc voir, dans la première partie du XIXe siècle, le musée comme un effet de la Révolution européanisée par Napoléon. Cela ne justifie, bien sûr, en rien les pillages opérés par les armées françaises en Italie, en Belgique, en Allemagne, et le transfert des chefs-d’œuvre étrangers vers la France, contraire déjà au droit des gens reconnu à l’époque.

Pourquoi Napoléon, qui n’est pas un amateur d’art, attache-t-il autant d’importance à l’enrichissement des collections nationales, et notamment du Louvre, qui prend un temps le nom de Musée Napoléon ?

La tradition européenne considère, encore aujourd’hui, les œuvres d’art comme l’expression ultime de l’esprit humain, avec l’idée que l’art est plus précieux que l’or. Au moment où la France révolutionnaire veut faire rayonner les Lumières sur le monde et statuer pour les autres peuples, apparaît cette idée – qualifiée à juste titre de « délirante » par Édouard Pommier – que les chefs-d’œuvre de l’art doivent tous se trouver en France, patrie de la liberté. Cette doctrine officielle est mise en œuvre par Dominique Vivant Denon qui réalise la politique artistique de l’Empire, mais avec une justification différente. Denon, dans lequel Napoléon place une grande confiance, est convaincu que les chefs-d’œuvre ne peuvent se révéler qu’en présence d’autres chefs-d’œuvre. Il faut donc, selon lui, les réunir au Louvre pour les faire s’exprimer pleinement en les confrontant les uns aux autres.

Au passage, il faut remarquer que ces opérations de transfert d’œuvres d’art vers la France, juridiquement et moralement condamnables, ont été, d’un point de vue technique, remarquablement organisées – grâce à des savants comme Monge à qui il faut rendre hommage. Il n’y a pas eu, au regard du nombre d’œuvres transportées et des conditions de transport de l’époque, beaucoup de pertes à déplorer parmi les œuvres.

Écrivain et directeur général du Muséum central des arts (futur Louvre), Vivant Denon est l’un des personnages clés de cette période. Dans votre livre, vous rendez toutefois justice à un autre individu, moins connu aujourd’hui, qui défend pourtant une position originale : Quatremère de Quincy…

L’importance de Quatremère de Quincy est immense. Il est, d’une certaine manière, l’anti-Denon. Contrairement à la doctrine prônée par Denon, Quatremère pense que les œuvres d’art doivent rester dans le contexte géographique et historique où elles ont été créées et auquel elles sont donc adaptées. Cette pensée aboutit à une théorie de l’art et des musées que j’explicite dans mon livre. Contrairement à mes éminents amis Francis Haskell et Édouard Pommier, je ne crois pas que Quatremère fût un ennemi des musées. À mon sens, il leur accordait une utilité didactique et culturelle, mais il était d’avis que les œuvres ne livrent leur plein message que dans leur environnement d’origine.

Quatremère de Quincy voit tout de même un danger dans la multiplication des musées : la disparition, dites-vous, du « grand art »…

Il y a cette phrase étonnante chez lui : « Depuis qu’on a fait des musées pour créer des chefs-d’œuvre, il ne s’est plus fait de chefs-d’œuvre pour remplir les musées. » La phrase est brillante mais fausse. Elle est dictée par les besoins de la polémique. Quatremère, un ami proche de Canova, ne pouvait pas ne pas savoir que l’œuvre de ce dernier, qui procède d’une connaissance approfondie de la sculpture ancienne grâce à la fréquentation des musées, montre que les chefs-d’œuvre peuvent naître dans ce contexte. Nous le savons encore mieux aujourd’hui.

Le Musée, Une histoire mondiale fait une large place aux hommes qui incarnent cette histoire : Dominique Vivant Denon, Alexandre Lenoir, Quatremère de Quincy, lord Elgin, etc., dont vous esquissez de passionnants portraits. Pourquoi cette place ?

Car c’est ainsi que l’histoire se fait. Toute institution devient exceptionnelle quand un individu exceptionnel la prend en charge. Cela est vrai, aussi, pour le Musée du Vatican qui acquiert sa splendeur lorsque le pape Pie VI, comte Braschi [1717-1799], commence à se comporter comme un directeur de musée. Le Louvre serait certainement devenu un musée important sans Vivant Denon, mais c’est ce dernier qui lui confère sa grandeur. Lord Elgin a indirectement mais définitivement infléchi l’histoire du British Museum. On ne peut pas faire une histoire des musées sans faire l’histoire des hommes qui les ont programmés et façonnés.

Produits de la Révolution et de l’Empire, les musées survivent à la Restauration, à l’exception d’un seul : le Musée des monuments français de Lenoir. Pourquoi ce musée, créé en 1795, disparaît-il en 1816 ?

Les musées ont souvent été liés à la violence. Ils se sont enrichis aussi par des conflits et des pillages. Dans le premier volume de mon livre, je parle par exemple de l’importante redistribution des œuvres d’art qui s’est produite en Europe à l’issue de la guerre de Trente Ans, au XVIIe siècle. Si le Musée des monuments français fut le seul à disparaître, c’est que, curieusement, il était le seul à être un pur produit de la Révolution, en particulier de la nationalisation des biens du clergé. Les autres musées s’enracinent dans l’Ancien Régime. Le Louvre révolutionnaire, par exemple, parachève le travail du comte d’Angiviller qui, devenu surintendant des Bâtiments à l’avènement de Louis XVI, reprend le projet de présenter les collections royales au public. Si le temps lui avait été donné, la monarchie aurait donc certainement installé le musée au Louvre. Le Musée des monuments français, lui, naît avec et de la Révolution, et il disparaît avec elle.

Jusqu’en 1848, l’exposition des peintures au Louvre est, dites-vous, dissociée de l’histoire de l’art. Comment cela est-il possible ?

Ce n’est pas partout comme cela : à Vienne, dès la fin du XVIIIe siècle, les œuvres d’art sont exposées de manière historique. Au Louvre, en revanche, un débat s’enclenche dès le départ sur la manière d’accrocher les tableaux, entre la perspective historique du « connaisseur » et celle purement esthétique censée être inhérente au « public ». Il y a donc, à l’origine du Louvre, une opposition entre l’historique et l’esthétique, entre une approche « élitiste » et une approche « démocratique » du musée. Cette question n’est tranchée qu’en 1848, lorsque le Louvre choisit l’accrochage historique. Celui-ci a depuis tellement pénétré notre système de pensée qu’il nous est devenu difficile de penser l’accrochage autrement.

Le deuxième volume du Musée, Une histoire mondiale s’achève en 1850, à la veille de l’Exposition universelle de Londres de 1851. « Le romantisme laisse la place au réalisme, la poésie à la prose, la religion à la science, la révolution à la production », écrivez-vous. Qu’est-ce qui change à ce moment-là ?

Avec la première Exposition universelle, les musées entrent de plain-pied dans la révolution industrielle et en subissent les effets. Dans le troisième et dernier volume de mon histoire [qui paraîtra à l’automne 2021, ndlr], je montrerai comment, dans le sillage de l’exposition de Londres, apparaît un modèle de musée sans précédent, qui trouvera un écho en Europe et dans le monde. C’est aussi dans la seconde partie du XIXe siècle que l’histoire des musées, jusqu’alors européenne à quelques exceptions près, devient mondiale, avec les États-Unis, la Russie, le Japon à partir de 1868, l’Amérique du Sud, l’Inde, l’Australie, etc.

La question des pillages, de leur légalité comme de leur moralité, se pose dès le début du XIXe siècle, par exemple autour de la controverse qui entoure le British Museum et l’acquisition des marbres du Parthénon récupérés par lord Elgin…

C’est un cas extrêmement délicat. La question fondamentale est : lord Elgin a-t-il eu, ou non, la permission du sultan de prendre ces œuvres pour les emmener à Londres ? Il me semble que la légalité de cette opération n’est, à l’époque, pas contestable. Le parlement britannique a étudié très attentivement la question avant d’acquérir les marbres auprès de lord Elgin. Mais je me prononce avec beaucoup de prudence, n’étant pas juriste.

L’histoire mondiale des musées peut-elle apporter des réponses dans le débat actuel sur les restitutions du patrimoine africain, par exemple ?

La question de la restitution ne se pose pas uniquement pour ce patrimoine. Elle se pose toujours pour les œuvres pillées par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Parmi celles que l’armée soviétique a récupérées à la fin de la guerre, il en est qui se trouvent encore aujourd’hui en Russie, ce que les autorités russes essaient de justifier avec des arguments inacceptables. Le « trésor de Priam », par exemple, est actuellement présenté au Musée Pouchkine, à Moscou. Et toutes les œuvres dont furent spoliés les Juifs n’ont toujours pas été rendues à leurs propriétaires.

Je ne sais pas si l’histoire mondiale des musées peut apporter des réponses aux problèmes créés par la colonisation, mais elle peut sans doute apporter de la sagesse. Il n’est pas normal que les œuvres de l’Afrique soient plus facilement visibles en Europe que sur leur propre continent. Mais, pour ma part, je pense qu’il faut étudier les restitutions au cas par cas. Lorsqu’il s’agit, par exemple, du pillage des bronzes du Bénin (saisis par les soldats britanniques lors d’une expédition punitive en 1897), une partie des œuvres transférées au British Museum devrait être rendue sans appauvrir ce dernier. Pour la partie achetée par le musée d’ethnologie de Berlin, le sujet est en revanche plus compliqué, car ces œuvres ont été acquises légalement et en toute bonne foi par ce musée. Il ne faut donc pas poser la question des restitutions de manière globale, mais le faire au cas par cas, et dans le calme.

Dans le premier volume de votre livre, vous soulignez que nous sommes passés depuis la fin du XVe siècle d’un seul musée en Italie à plus de 80 000 dans le monde. Ouvrir autant de musées a-t-il un sens ?

Dans un monde post-Covid de plus en plus préoccupé par des questions écologiques, peut-on maintenir tous ces musées ouverts ? Combien de ces 80 000 musées pourront survivre dans l’avenir ? Le développement des musées étant lié depuis environ un demi-siècle au développement du tourisme de masse, à la possibilité de voyager à bas prix partout dans le monde, etc., toutes ces questions se posent aujourd’hui. Personnellement, j’ai des doutes sur la compatibilité des musées avec l’exigence écologique. Pour la première fois depuis des siècles, nous pouvons nous faire du souci pour l’avenir des musées.

Fermés en raison de l’épidémie de Covid-19, les musées sont-ils « essentiels » ?

Ils le sont, oui, et nous en avons aujourd’hui la confirmation ! Vous savez, je suis polonais, et je sais ce que cela signifie pour une nation d’être privée de musées. Le jour où l’on a rouvert le Musée national de Varsovie, on a vu des files d’attente se former devant : les gens ont besoin du musée, et nous le vérifierons de nouveau quand ils rouvriront en France. Je ne suis pas convaincu par leur fermeture actuelle : on peut y garantir de meilleures conditions sanitaires que dans les transports. Par ailleurs, nous sommes, dans un sens, des copropriétaires de ce que les musées conservent avec le droit afférent de regarder les œuvres quand l’envie nous en prend ; leur fermeture nous amoindrit et est vécue comme intolérable. Il faut rouvrir les musées, au plus vite !

1934
Krzysztof Pomian naît à Varsovie
1973
Émigre en France pour des raisons politiques, après avoir été privé d’enseigner à partir de 1968 à l’université de Varsovie
1987
Publie chez Gallimard Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris-Venise XVIe – XVIIIe
Depuis 2001
Directeur scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles
2003
Publie chez Gallimard Des saintes reliques à l’art moderne. Venise-Chicago, XIIIe-XXe siècles
2020
Premier tome du livre Le Musée, Une histoire mondiale (Gallimard)
2021
Sortie le 11 mars du tome 2 du Musée, Une histoire mondiale. Le 3e tome paraîtra à l’automne
Krzysztof Pomian, Le musée, une histoire mondiale, tome II : L’ancrage européen, 1789-1850


Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 560 p., 35 €

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°742 du 1 mars 2021, avec le titre suivant : Krzysztof Pomian : « Nous pouvons nous faire du souci pour l’avenir des musées »

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