Livre - Restauration

ENTRETIEN

Élisabeth Ravaud : « La médecine et l’étude des œuvres d’art sont très proches »

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 31 mai 2024 - 1791 mots

Ingénieure de recherche au C2RMF, Élisabeth Ravaud publie un manuel de lecture des radiographies, un condensé de trente ans de recherche sur cette technique d’imagerie.

Elisabeth Ravaud. © CRMF / Antoine Merlet
Elisabeth Ravaud.
© CRMF / Antoine Merlet

Une grande peinture animalière d’Eugène Delacroix, une Vierge à l’enfant de la Renaissance : ce sont les patients du jour pour le docteur Ravaud. Il y a trente ans, cette médecin radiologue traitait des individus en chair et en os, mais après un stage au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), elle a bifurqué vers des patients de bois et de pigments. Spécialiste de la radiographie des œuvres d’art, elle a soutenu une thèse en 2011, qu’elle adapte aujourd’hui sous forme d’un manuel destiné aux professionnels, comme aux amateurs (en anglais). Elle y décrypte la lecture d’une radiographie d’œuvre : une pratique encore cantonnée à la surface des choses.

Quel a été l’élément déclencheur de votre intérêt pour la radiographie d’œuvres d’art ?

Je suis médecin de formation, j’ai fait l’internat des hôpitaux de Paris, j’ai été cheffe de clinique et, en parallèle, je faisais des études d’histoire de l’art à Paris I. Quand il a fallu trouver un stage de master, je suis arrivé au C2RMF, et j’ai commencé à m’intéresser à la radiographie de peintures que j’avais découverte dans le livre La Vie mystérieuse des chefs-d’œuvre de Madeleine Hours. Ce qui m’a immédiatement frappé, c’est que la somme des informations contenues dans une radiographie était sous-exploitée ; je dirais aujourd’hui à 50 % de ce qu’elle peut nous dire. Ce qui a intéressé les historiens de l’art dans cette technique, ce sont d’abord les images immédiatement compréhensibles.
Sur la radiographie du Jeune Tigre jouant avec sa mère d’Eugène Delacroix, sur laquelle je travaille en ce moment, vous voyez immédiatement deux yeux superposés sur le profil de l’animal. De la même manière, si sur un tableau il n’y a qu’un personnage, et que la radiographie en montre trois, il y a un effet magique de voir immédiatement ce qui est caché. La radiographie a ainsi été cantonnée au rôle de révélateur des dessins préparatoires, des repentirs, et c’est aussi ce qui a participé de l’engouement pour la technique. D’ailleurs, si on lit des articles des années 1930, on parle d’une « lanterne magique » qui permet de trouver des tableaux cachés sous la couche picturale.
Dès mon arrivée au C2RMF, j’ai eu l’impression que tout le monde s’était arrêté à cet aspect spectaculaire, sans s’intéresser à des éléments plus fins, moins immédiatement compréhensibles. C’est cette intuition qui m’a fait rester au laboratoire à l’issue de mon stage, au début des années 1990. Je viens d’un milieu, la médecine, où il y a des rayonnages entiers de livres de radiographie, par technique, par organe, mais quand j’ai cherché un livre sur la radiographie des œuvres, il n’existait pas !

Quels sont ces signes auxquels vous avez prêté attention, mais que ne remarquaient pas vos prédécesseurs ?

Lorsque j’ai commencé à travailler sur des radiographies d’œuvres, je me suis intéressée à la sémiologie radiologique du bois. Il y avait un livre remarquable de Jacqueline Marette, publié en 1961, dans lequel elle démontrait, par une étude statistique sur des corpus importants, une corrélation entre le lieu de création et l’essence du panneau de bois utilisé. Par exemple, en Italie, 75 % des tableaux sont réalisés sur du peuplier, alors si l’on vous dit « école italienne » et que le support est en chêne… attention ! Ce n’est pas la première chose à laquelle l’histoire de l’art va s’intéresser, mais avoir une connaissance de la nature du support est fondamental, surtout pour des œuvres anonymes, mal datées. Aujourd’hui, sans prélèvement, je peux distinguer les différentes essences : noyer, peuplier… Ce sont typiquement les signes auxquels personne ne prêtait attention, mais qui m’aident au quotidien.
De la même manière, sur une radiographie de LaBelle Ferronière de Léonard de Vinci, on voit un balayage horizontal lié à la préparation, et de petites stries blanches. Là, je peux dire sans aucun doute que la préparation est appliquée directement au blanc de plomb sur le bois, et pas sur du gesso, sinon on ne pourrait pas observer ce contraste créé par la matière rentrée dans les stries du bois.
Je peux aussi obtenir des informations sur le format originel de l’œuvre grâce aux radios. Là, sur cette Vierge à l’enfant de la Renaissance en cours d’étude, on peut voir l’emplacement des chevilles qui lient les panneaux. En regardant leur distance par rapport aux bords de l’œuvre, on a une bonne idée du format. Ici, comme j’ai des chevilles très proches du bord, il n’est pas impossible que le tableau ait été raccourci. Dans le montage des supports, il y a toujours une forme de symétrie, donc si j’observe une importante dissymétrie, je vais envisager la possibilité d’une modification du format de l’œuvre. C’est l’une des questions les plus fréquemment posées par les historiens de l’art : est-ce que le tableau a été recoupé ?

Y a-t-il des choses que la radiographie ne voit pas ?

Grossièrement, la radiographie est une image qui révèle le blanc de plomb. Donc quand on rentre dans des matières plus organiques, plus minces, quand on veut observer un léger glacis, la radiographie fait défaut. Mais l’absence raconte aussi des choses. Si l’on compare La Belle Ferronière à La Joconde, deux peintures réalisées à dix ans d’intervalle dans des conditions similaires, on voit qu’on est passé d’une matière épaisse, opaque, à une matière transparente. La Joconde est fantomatique, on pourrait dire que c’est une mauvaise radiographie. Mais cette mauvaise image est le signe de la technique de l’artiste, qui utilisait moins de matière, beaucoup de glacis qui ne donnent pas de contrastes en radio. D’ailleurs, ce côté fantomatique est quasiment unique à De Vinci, on ne le retrouve pas chez ses élèves. Ce qui veut dire qu’ils peignaient comme lui en apparence, mais pas en profondeur.
Il faut préciser que mon ouvrage présente une technique isolée qui, en réalité, se situe dans un ensemble de données, elles-mêmes dans un ensemble d’expertises. Quand une œuvre arrive au C2RMF, elle bénéficie d’un dossier d’imagerie photographique, avant la radiographie, qui constitue une base pour notre raisonnement. On réalise des photographies en lumière directe, puis en lumière rasante, ce qui révèle des informations très différentes sur les traces d’outils, les craquelures, les plissures du support. L’ultraviolet va documenter les matériaux organiques, la couche de vernis : il est très utile pour contrôler le dévernissage d’une œuvre. L’infrarouge permet de rentrer dans la matière, comme la réflectographie, qui va beaucoup plus loin, et donne déjà des informations sur les phases préparatoires. Aujourd’hui, de nouvelles techniques dites de recombinaison informatique, associant différents clichés, nous donnent des indices précieux sur la matière utilisée. On peut très facilement repérer l’utilisation du lapis-lazuli, par exemple. On assiste depuis une dizaine d’années au développement d’imageries liées aux rayons X, comme la cartographie de fluorescence, qui ont révolutionné notre manière de voir les tableaux. Mais tout ça vient se rajouter, et ne remplace pas la radiographie, qui a plus d’un siècle, mais qui garde sa place et sa pertinence, et reste systématique.

Elisabeth Ravaux, Radiography and Painting, 2024. © Brepols
Elisabeth Ravaux, Radiography and Painting, 2024.
© Brepols
Le prélèvement de matière sur les œuvres reste-t-il pertinent, avec le développement et le croisement de toutes ces techniques d’imagerie ?

C’est la dernière étape de notre raisonnement, quand on a des problématiques de compréhension, ou de restauration, qui nous résistent, alors on peut aller jusqu’au microprélèvement sur la toile. Il y a trente ans, c’était beaucoup plus fréquent, et on voit une décroissance des techniques invasives. Cela m’amuse toujours de voir de vieux dossiers des années 1970-1980, où pour déterminer la palette d’une œuvre on réalise une dizaine de microprélèvements. Aujourd’hui, cela ne nous viendrait même pas à l’idée. Neuf œuvres sur dix ressortent du laboratoire sans avoir subi de prélèvement invasif.

Comment travaillez-vous avec les restaurateurs d’œuvres d’art ?

En amont de la restauration, notre travail permet de donner des informations importantes, sur l’état du support notamment, qui permet aux restaurateurs de réfléchir à leur stratégie, de repérer les altérations. Mais la réalité est encore plus complexe que ce que l’on peut voir avec nos techniques d’imagerie, et souvent c’est le restaurateur qui nous met sur une piste, déclenche de nouveaux examens. Pour la restauration de la Liberté guidant le peuple de Delacroix, on a fait beaucoup d’examens en cours de restauration, pour répondre aux questions des restaurateurs. C’est une manière de travailler qui me paraît naturelle, en tant que médecin, on s’intéresse aux antécédents du patient, puis à son examen, et à son traitement. C’est le même processus, ici dans le cadre d’une science humaine où il faut tenir compte des aléas de l’humain : les peintres qui ne peignent jamais tout à fait pareil, les matériaux qui sont parfois ce qu’ils ont sous la main. Ce côté aléatoire, je le connaissais déjà dans ma pratique médicale. La médecine et l’étude des œuvres d’art sont a priori très éloignées, mais en fait très proches dans leur démarche.

Y a-t-il d’autres laboratoires dans le monde qui ont développé l’utilisation de la radiographie comme vous l’avez fait ?

Les laboratoires européens sont souvent des structures avec peu d’intervenants, qui n’ont pas une personne consacrée à la radiographie. Dès lors qu’il n’y a pas cette spécialisation, on peut imaginer qu’ils vont regarder les radios superficiellement. Au laboratoire du Prado (Madrid), je suis en contact avec une collègue qui travaille beaucoup sur les radiographies. Mais j’ai l’impression d’avoir un parcours spécial, en bifurquant de la médecine vers l’analyse d’œuvres. Le livre que je publie doit justement servir à divulguer mes travaux, pour que cela ne reste pas une niche, et qu’il puisse être lu par le plus grand nombre. C’est pour ça que je l’ai écrit en anglais.

Dans les expositions, on commence à voir des imageries scientifiques présentées aux côtés des œuvres. Notez-vous un intérêt grandissant pour l’aspect scientifique de l’histoire de l’art ?

Le monde anglo-saxon est beaucoup plus sensible à la question de la matérialité. Dans les catalogues d’exposition français, on a l’impression que ce sont des questions compliquées, qui ne vont pas intéresser le public. Mais quand on travaille sur une bibliographie internationale, on se rend compte que dans les publications britanniques, belges ou néerlandaises, les techniciens scientifiques ne sont pas toujours relégués en fin de catalogue, et qu’on laisse même de la place pour l’imagerie dans les illustrations ! Le nord de l’Europe s’intéresse beaucoup plus à la matérialité, c’est très frappant. J’ai même le sentiment qu’on rejoue la querelle du XVIIIe siècle sur la primauté du dessin ou de la couleur : le dessin, c’est la genèse intellectuelle de l’œuvre, l’idée, une approche très française de l’art. Et la couleur, c’est la matière, les coups de pinceaux, le travail manuel… qui intéresse moins en France.

Élisabeth Ravaud, Radiography and Painting,
Brepols, 2023, 2 vol., 567 pages, 200 euros.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°634 du 24 mai 2024, avec le titre suivant : Élisabeth Ravaud « La médecine et l’étude des œuvres d’art sont très proches »

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque