Art contemporain

Des murs révoltés

Par Lucien Rieul · L'ŒIL

Le 20 janvier 2016 - 1252 mots

L’actualité récente met en lumière l’intervention d’artistes, graffeurs ou plasticiens sur les murs qui, à nouveau, portent haut et fort leurs revendications.

En novembre 2015, le street artist Banksy attirait une nouvelle fois l’attention des médias. Lui qui avait quelques jours auparavant offert de réutiliser les matériaux de son Dismaland, parc d’attraction apocalyptique, afin de construire des abris pour des migrants, peignait une série de trois pochoirs sur les murs de la jungle et de la ville de Calais. Si l’un d’eux reprenait opportunément Le Radeau de la Méduse de Géricault, un autre faisait le buzz en représentant Steve Jobs, baluchon et Macintosh à la main, pour rappeler que le fondateur d’Apple aux États-Unis était lui-même d’origine syrienne.
Hasard du calendrier, une dizaine de jours plus tard, le camp de migrants accueillait l’exposition « Art in the Jungle ». Une trentaine d’artistes – dont certains résidant sur place – y présentaient leurs œuvres sous le parrainage d’un autre grand dessinateur : Ernest Pignon-Ernest. Ironie de l’histoire, c’est à quelques kilomètres seulement de Calais que le pionnier de l’art urbain collait en 1979 Les Expulsés, portrait d’un couple victime d’expulsion urbaine, une valisette à la main et un matelas roulé sous le bras.

Ce voisinage de l’artiste « urbain », d’une part, avec l’artiste plasticien, d’autre part, n’a rien de surprenant, tant leurs démarches et les thèmes qu’ils abordent se rejoignent parfois. Des pratiques longtemps taxées de pur vandalisme sont d’ailleurs aujourd’hui considérées comme des actes artistiques à part entière, lequels peuvent à la fois englober le bad painting de Basquiat, les affiches de l’Atelier populaire des Beaux-Arts, voire l’in situ selon Buren.

Les murs ont la parole
Ces deux événements ne sont pas mentionnés dans Les Murs révoltés, quand le street art parle social et politique, le livre de la journaliste Stéphanie Lemoine [collaboratrice à L’Œil] et du photographe Yvan Tessier paru plus tôt, en septembre 2015. Mais ils auraient pu l’être, l’ouvrage dressant un panorama de cet art éphémère et de ses artistes contestataires. Sur plus de deux cents pages, Les Murs révoltés passent en revue une partie du street art engagé en Europe, d’Athènes à Marseille, en passant par Rome et Barcelone. Les auteurs notent que les murs « manifestent comme en Mai 68 », lorsque les graffitis clamaient que « les murs ont la parole ». Ils parlent à présent toutes les langues du monde. Les street artists sont présents sur tous les fronts, ce dont témoigne le découpage thématique du livre : « L’argent roi », « Le tout-consommer », « Le trouble des identités », « La planète en danger », etc. Les œuvres de grands noms de l’art urbain (Miss.Tic, Speedy Graphito, C215) y côtoient celles d’artistes anonymes. Plutôt que les fresques spectaculaires, l’ouvrage privilégie les graffitis, les pochoirs et affiches plus modestes photographiés dans la rue par Yvan Tessier sans souci de mise en scène, comme autant de gestes qui alimentent la protestation et les prises de conscience. Leur caractère documentaire insiste sur l’omniprésence de ces œuvres dans les villes, la manière dont elles interagissent avec l’environnement et dont nous devons les regarder.
La sélection qui suit illustre la diversité des techniques et des formes d’engagement de ces artistes révoltés. Les murs et l’espace public sont leurs supports d’expression et de dialogue, leurs lieux d’appel à la confrontation comme, aussi, à la solidarité.

Jacques Villeglé En 1969, l’artiste français crée son alphabet sociopolitique. Inspiré par les graffitis des révoltes étudiantes, il détourne l’alphabet romain et transforme les lettres en idéogrammes, les O devenant des bombes ou des signes de paix, les A des symboles anarchistes. Il se sert ensuite de cette typographie pour réécrire des slogans politiques ou des mots d’ordre comme « Motivation » ou « Civilisation » sur des affiches. Jacques Villeglé, Les murs ont la parole, 16 décembre 2013, 105,7 x 75,7cm, crayon de couleur sur papier aquarelle Arches. © Photo : François Poivret.

Ernest Pignon-Ernest Ce sont les silhouettes des corps calcinés d’Hiroshima qui mènent Ernest Pignon-Ernest à la rue. Il en fait son premier pochoir en 1966. Considéré comme l’un des fondateurs de l’art urbain, il peint des corps à échelle humaine avec la maîtrise d’un peintre florentin. L’artiste se plaît à mélanger l’iconographie religieuse et les sujets sociaux, le sacré et le profane. Ses affiches se détachent parfois des murs, comme pour ses portraits de mystiques en extase, troublants par leur sensualité insoumise. Ernest Pignon-Ernest, Extases, 2014, installation à La Pitié-Salpêtrière. © Photo : Michel N’Guyen.

Vhils Inspiré par les graffitis de la révolution des Œillets qu’il découvre jeune, le portugais Vhils grave depuis le début des années 2000 d’immenses visages sur les murs des capitales. Archéologue de la rue, il travaille par enlèvement de matière, utilisant le marteau-piqueur et le burin pour dessiner les portraits de personnes rencontrées au gré de ses voyages ou de poètes célèbres comme André Breton. Ses œuvres révèlent l’histoire et l’expressivité des murs décrépits, tout en donnant l’impression de faire partie intégrante du paysage urbain.

Zhang Dali (AK-47) Au début des années 1990, Zhang Dali est le seul graffeur de Pékin. Sous le pseudonyme AK-47, il répète à la bombe le même visage de profil sur les parois de bâtiments destinés à être démolis. Intitulée Dialogue, cette série répond à celle des Demolition (photo), où l’artiste perfore les murs pour former la même silhouette en creux et révéler l’envers des décors.

Brandalism Brandalism (néologisme entre brand – « marque » en anglais – et vandalism), est un collectif antipub fondé à Londres en 2012. Il se distingue par son mode opératoire : détourner les espaces publicitaires pour remplacer les affiches par leurs œuvres. Le collectif reprend les codes du marketing et dénonce les pratiques malhonnêtes de grandes entreprises comme la pollution visuelle et écologique ou les faux standards de beauté. Près d’une centaine d’artistes ont participé ponctuellement à ses actions, notamment lors de la COP21 en 2015 à Paris.

Blek le rat Il découvre le graffiti aux États-Unis en 1971, alors qu’il est encore étudiant aux Beaux-Arts de Paris. Pionnier du pochoir en France, il reproduit à taille humaine et en noir et blanc des personnages souvent issus de coupures de presse. Préoccupé par les sujets sociaux comme l’exclusion ou l’État policier, il représente des CRS, des militaires, des sans-abris. Le rat est son motif fétiche, sa manière d’investir les murs en s’identifiant à un animal jugé nuisible qui infeste les villes.

C215 Sylvain Lefeuvre, alias C215, est un orfèvre du pochoir. Cet admirateur du Caravage découpe avec minutie des portraits au regard franc ou rêveur et accentue leur relief en superposant plusieurs calques. D’Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne, à Tel-Aviv, il représente souvent sa fille Nina, des chats, des laissés-pour-compte, des amis comme des anonymes. En exposant dans la rue, l’artiste veut capter l’attention des passants et les inciter à porter un regard plus humaniste sur leurs pairs.

Banksy Pour toute une génération, Banksy est la définition même du street art engagé. Ouvertement anticapitalistes et pacifistes, ses œuvres répondent souvent à l’actualité et dénoncent toute forme de contrôle et d’oppression.

RERO Né en 1983, RERO interroge les slogans et les formules d’une manière simple et puissante : des phrases écrites en immenses lettres noires (parfois un seul mot), systématiquement barrées. Son autocensure renvoie aux limites perméables entre l’espace public et intime, aux sens contradictoires qu’un mot peut adopter en fonction de son contexte. L’artiste français, qui intervient souvent sur des bâtiments en friche, invite à reconsidérer les messages publicitaires tout comme l’environnement urbain.

Stéphanie Lemoine et Yvan Tessier, Les Murs révoltés. Quand le street art parle social et politique, Éditions Alternatives, 204 p., 25 €.

Magda Danysz, Anthologie du street art, Éditions Alternatives, 242 p., 30 €.

Ernest Pignon-Ernest, textes d’André Velter, Pour l’amour de l’amour. Figures de l’extase, Gallimard, 180 p., 35 €.

www.brandalism.org.uk

C215, La Monographie, Albin Michel, 310 p., 49 €.

Lee Bofkin, Street art, Gründ, 308 p., 24,95 €.

Franky Baloney, Alëxone Company, Les Requins Marteaux/Aimko, 192 p., 34 €.

Légende photo
Banksy © Photo : Liam Shove.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : Des murs révoltés

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