Livre

Étude

Comment Witz a-t-il élaboré son tableau ?

GENÈVE / SUISSE

En 1444, Konrad Witz peint pour un retable une scène religieuse dans un paysage « réel », ceci sans recourir à la perspective italienne. Démonstration en textes et en images par Laurent Wolf.

Konrad Witz (c.1400 - c.1446), La Pêche miraculeuse, 1444, 134.6 x 153.2 cm, huile sur bois, Musée d'art et d'histoire, Ville de Genève, provenant de la cathédrale Saint-Pierre de Genève © MAH Musée d’art et d’histoire de Genève
Konrad Witz (c.1400 - c.1446), La Pêche miraculeuse, 1444, 134,6 x 153,2 cm, huile sur bois, Musée d'art et d'histoire, Ville de Genève, provenant de la cathédrale Saint-Pierre de Genève.

C’est un tableau qui fascine depuis longtemps Laurent Wolf, ancien journaliste et critique d’art au quotidien genevois Le Temps, lui qui fréquenta assidûment les salles du Musée d’art et d’histoire de Genève et suivit de près sa restauration en 2010. Encore trop peu connu au-delà des frontières suisses, le panneau du retable réalisé en 1444 pour le maître-autel de la cathédrale Saint-Pierre de Genève est un chef-d’œuvre. Il fut rescapé de l’épisode iconoclaste des guerres de religion qui ont réduit le corps du triptyque en cendres en 1535. Qu’y voit-on ? Une scène sacrée qui fusionne deux récits : la pêche miraculeuse, issue de l’Évangile selon saint Jean, et Jésus marchant sur les eaux, de l’Évangile selon saint Matthieu. Son auteur ? Le peintre Konrad Witz, originaire d’Allemagne du Sud (vers 1400-1445/1447) et installé à Genève, devenu pour le journaliste, au fil des années, « une sorte d’ancêtre familier auquel il [lui] arrive de demander conseil ».

Laurent Wolf. © éditions Slatkine
Laurent Wolf.
© Éditions Slatkine

Chef-d’œuvre de la peinture médiévale européenne, La Pêche miraculeuse l’est assurément, car c’est l’un des tout premiers paysages à être topographiquement exact. La scène christique est placée dans un environnement familier à Laurent Wolf qu’il reconstitue à l’aide de photographies et de croquis : la partie occidentale du lac Léman, et au loin des sommets bien reconnaissables dont le Petit Salève et même le mont Blanc ; sur les rives du lac, quelques maisons sur pilotis dans une eau transparente à l’emplacement actuel de la ville de Genève. L’intention de l’artiste médiéval nous apparaît plus que lisible : il vise le réalisme.

Laurent Wolf, Mensonges en perspective, 2022, éditions Slatkine.
Laurent Wolf, Mensonges en perspective, 2022.
© Éditions Slatkine.

La peinture a déjà fait l’objet d’ouvrages et d’études savantes. Ce qui passionne ici avant tout Laurent Wolf, c’est sa construction. Witz connaissait-il l’existence des théories d’Alberti formulées à peine dix ans avant qu’il ne réalise le retable ? De quels autres moyens disposait-il pour élaborer ce décor si réaliste s’il n’utilisait pas les conventions de la perspective italienne ? Cette enquête, que l’on pourrait imaginer savante et théorique, prend un tour étonnant sous la plume de Wolf. Prenant appui sur ses talents de dessinateur, il reconstitue pas à pas, détail après détail, à coups de crayon, les efforts empiriques de Witz pour construire un tableau le plus réaliste possible. De là naissent ses « Variations Konrad Witz » qui illustrent les pages du livre et ont donné naissance à une exposition de ses dessins en galerie (Dietesheim), à Neuchâtel au début 2023. Ce faisant, Wolf achève sa démonstration, un brin bavarde, avec un parallèle surprenant entre Witz et les peintres de la modernité au XXe siècle. Cézanne, Malevitch ou Mondrian ont en effet eux aussi ignoré les principes de la perspective centrale pour s’intéresser à la disposition des figures et objets dans l’espace.

L’auteur, après maints détours, tente, au-delà de l’œuvre de Witz, de dessiner les contours de ce qu’il nomme « le régime de la perspective », celui qui domina la peinture, puis la photographie et enfin l’informatique par le règne des écrans : « La perspective a incarné l’apogée du règne de la peinture jusqu’à ce que ses avatars technologiques la menacent de disparition à cause d’un meilleur rendement. » Pari réussi pour cet ouvrage inclassable qui déconstruit une œuvre d’art pour mieux en reconstituer à la fois son intemporalité et son actualité.

La pêche miraculeuse de Konrad Witz - MAH Genève
Laurent Wolf, Mensonges en perspective. Les images après La Pêche miraculeuse de Konrad Witz


Editions Slatkine, Genève, novembre 2022, 224 p., 35 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°605 du 17 février 2023, avec le titre suivant : Comment Witz a-t-il élaboré son tableau ?

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