Unesco

Suisse

Vers une législation fédérale sur la circulation internationale des biens culturels ?

Un débat à Genève a mis en lumière les spécificités suisses et les difficultés pour faire aboutir un tel projet

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 1 mai 1994 - 1116 mots

La Suisse se trouve isolée, et souvent critiquée, après la généralisation d’une réglementation par l’Union européenne sur le contrôle des exportations de biens culturels et par son refus de ratifier la convention Unesco de 1970. Absence de réglementation, tradition du secret bancaire et présence de certaines institutions, comme les ports francs, créent des conditions favorables au développement des trafics dans ce pays. Une réflexion se développe pour mettre au point une législation fédérale en matière d’importation et d’exportation des biens culturels.

GENEVE - Quelques chiffres suffisent à montrer l’importance du marché de l’art pour la Suisse. Ce pays vient au premier rang des échanges d’œuvres d’art avec les USA. En 1993, selon les douanes américaines, la Suisse aurait assuré 32 % des exportations et 37 % des importations américaines. Sur le marché international des tableaux et œuvres d’art assimilées, la Suisse viendrait au 4e rang des importateurs après le Royaume-Uni, les États-Unis et le Japon, et au 4e rang des exportateurs après les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne, selon des statistiques publiées par les Nations unies pour 1991. La structure même des chiffres montre le rôle de transit joué par la Suisse, où la ville de Genève tient un rôle spécifique : le produit des ventes aux enchères y aurait atteint l’an dernier 300 millions de francs suisses.

Plaque tournante de nombreux échanges de biens culturels, la Suisse pratique le laissez-faire, laissez-passer, comme l’a constaté M. David Streiff, directeur de l’Office fédéral de la culture, lors d’une table ronde organisée le 15 avril à Genève par le Centre du droit de l’art et la Faculté de droit de l’université de Genève. Contrairement aux États-Unis, mais comme la plupart des pays d’Europe du Nord (1), elle n’a pas ratifié la convention Unesco de Paris du 14 novembre 1970 "concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels". Comme par ailleurs la Confédération n’a pas compétence pour légiférer en matière culturelle, la Suisse n’a pu se doter jusqu’à présent d’un dispositif légal adapté aux particularités des biens culturels.

Une réflexion a donc été engagée depuis quelques années. Un groupe de travail, créé en 1990 par l’Office fédéral de la culture, a préconisé la ratification de la convention Unesco de 1970 et l’adoption d’un nouvel article constitutionnel donnant compétence à la Confédération pour réglementer les échanges de biens culturels. Une motion parlementaire (Grossenbacher) du 18 juin 1992, demandant au Conseil fédéral de prendre des dispositions législatives pour prévenir les trafics de biens culturels, de ratifier la convention Unesco et d’harmoniser le droit suisse sur celui de la Communauté européenne, a été acceptée par le Conseil national le 25 juin 1993 (des commissions du Conseil national et du Conseil des États ont déposé des conclusions dans le même sens le 22 janvier 1993 et le 4 avril 1993). La motion Grossenbacher a été transmise par l’Assemblée fédérale au Conseil fédéral, qui, en conséquence, a proposé le 1er septembre 1993, d’une part d’introduire dans la Constitution un article qui donne à la Confédération compétence pour régler le commerce international et la restitution des biens culturels, d’autre part de ratifier la convention Unesco de 1970.

Décourager les collectionneurs
Durant la procédure de consultation (de septembre à décembre 1993) de nombreuses prises de position ont été transmises au Conseil, a précisé M. David Streiff lors de cette table ronde. Leur nombre et leur caractère contradictoire n’ont pas encore permis à l’Office de soumettre au Conseil Fédéral un projet définitif.

Les participants au débat – Mme Rosemarie Simmen, présidente de Pro Helvétia, Mme Margot Schmidt, archéologue, professeur à l’Université de Bâle, M. Cesar Menz, Directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève, le Comte Panza di Biumo, collectionneur d’art contemporain, M. Simon de Pury, président de Sotheby’s Europe – se sont tous accordés pour rappeler que la richesse culturelle de la Suisse et de ses musées devait beaucoup aux collectionneurs et au marché de l’art. Évidemment les opinions ont divergé quant à l’opportunité de légiférer. MM. Panza et de Pury, appuyés par une grande partie de l’assistance (essentiellement composée de professionnels suisses du marché de l’art) estimaient que toute réglementation aurait pour effet immédiat de décourager les collectionneurs, et de délocaliser les transactions internationales du marché de l’art.

Incitation fiscale
De nombreux intervenants soulignaient la difficulté de gérer de la même façon la lutte contre le vol, les trafics illicites et les produits de fouilles clandestines, ainsi que celle d’assimiler les pièces d’archéologie, d’ethnographie ou les productions artistiques des périodes modernes. De longs et vifs échanges ont opposé en particulier les participants à propos des objets d’archéologie et des priorités à respecter (respect du contexte ou préservation et présentation de l’objet). M. Pierre Koller, commissaire-priseur et antiquaire à Zurich, concluait ces échanges en demandant que, si une réglementation était adoptée, elle se limite au commerce des objets d’archéologie (environ 20 % des échanges).

D’un point de vue technique, l’intérêt des inventaires était plusieurs fois affirmé. Par exemple Mme Simmen proposait, dans le cadre de la nouvelle réglementation, la mise en place de déclaration de provenance s’appuyant sur des listes d’inventaire dressées dans les pays d’origine. Au contraire un participant britannique estimait que le développement des bases de données inventoriant les objets volés permettrait à court terme aux professionnels de l’art de vérifier l’origine des objets douteux, et rendait sans intérêt de nouveaux contrôles réglementés.

La question des définitions était abordée pour en signaler la difficulté. Un exemple des divergences de conception était donné en comparant la conception française, très étendue et sans relation directe avec des inventaires, et celle de l’Allemagne, beaucoup plus concentrée et fondée sur des inventaires. Le professeur Robert Roth, de la Faculté de Genève, soulignait l’intérêt d’examiner les définitions résultant des nouveaux textes communautaires. De son côté, le professeur Pierre Lalive, de Genève, a souhaité qu’une réglementation s’accompagne, en particulier à Genève, de mesures d’incitation (fiscalité, mécénat) de nature à renforcer l’attrait de la Suisse pour les grands collectionneurs.

Cette table ronde a montré – sans surprise – qu’une majorité des professionnels présents étaient opposés aux projets de réglementation. Il est plus intéressant de constater l’unanimité des participants publics et privés pour affirmer l’importance du rôle des collectionneurs : "II n’y a pas de musées sans collectionneurs et pas de collectionneurs sans marché de l’art". La Suisse compte plus de 600 musées, soit 1 pour 10 000 habitants. S’estimera-t-elle suffisamment riche pour encourir la mauvaise humeur de ces collectionneurs ? À Genève, certainement non ; mais il y a vingt-six cantons.

(1) La France a ratifié la convention depuis 1983, mais n’a pas transmis à l’Unesco les instruments de ratification et n’est donc toujours pas liée à la convention.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°3 du 1 mai 1994, avec le titre suivant : Vers une législation fédérale sur la circulation internationale des biens culturels ?

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