Art contemporain

Scène française à l’étranger… la résistance s’organise en privé

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 3 octobre 2018 - 1631 mots

MONDE

Les artistes français ont longtemps souffert d’un manque de reconnaissance à l’international. Une situation qui est en train de changer, grâce, notamment, aux initiatives privées.

Exposition du Prix Marcel Duchamp au Tsinghua University Museum à Pékin en 2018, photo ADIAF
Exposition du Prix Marcel Duchamp au Tsinghua University Museum à Pékin en 2018
© ADIAF

Thomas Lévy-Lasne en convient volontiers : il a été « remué », oui, bousculé dans ses habitudes. Le peintre connu pour ses peintures réalistes fait cet aveu souriant à une trentaine d’auditeurs réunis boulevard Delessert, dans un triplex avec vue sur la tour Eiffel. Tous sont membres de l’association Fawu (pour Follow Art With Us), un club de collectionneurs et d’amateurs d’art. Thomas Lévy-Lasne est le premier artiste que ces derniers ont envoyé à leurs frais en résidence à l’étranger, en partenariat avec la Fonderie Darling, à Montréal. Ce soir, diaporama à l’appui, il leur raconte son expérience, ces trois mois d’un hiver rigoureux qui lui ont permis d’observer les états successifs de la neige, de travailler douze heures par jour sur une série de fusains et de remplir avec soin son dossier de candidature pour la Villa Médicis, où il vient d’être accepté comme pensionnaire.

Enrayer le recul de l’art contemporain français à l’étranger

Montréal n’offre peut-être pas le tremplin idéal pour se lancer à l’étranger quand on est un peintre français. Mais allouer chaque année une bourse de résidence à un artiste confirmé afin de l’accompagner dans le développement de ses projets est bien ce qui a semblé le plus pertinent à Béatrice Cotte, lorsqu’elle a fondé en 2017 l’association Fawu. Partant du constat que près de vingt-cinq ans après les débuts de l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français), il y avait de la place pour une initiative fédérant une nouvelle génération de collectionneurs, et que Fawu pourrait aider « les artistes français en milieu de carrière [qui], pour beaucoup, souffrent encore d’un déficit de notoriété internationale ».

Petit retour en arrière. Quand l’Adiaf est fondée en 1994, « il y avait très peu de collectionneurs français, rappelle Gilles Fuchs, son président. Et il s’agissait en majorité d’amateurs d’art moderne. » La financiarisation du marché de l’art est en cours, traçant une ligne de fracture entre le monde des marchands et celui des institutions. Gilles Fuchs entend alors, avec l’Adiaf, jeter des ponts entre ces deux mondes. Le prix Marcel Duchamp, créé en 2001 par l’association pour mettre en lumière les artistes de la scène hexagonale, immédiatement relayé par le Centre Pompidou, illustre cette possible réconciliation. Aujourd’hui considérée comme une référence, c’est l’une des premières actions privées qui tente d’enrayer « le recul de l’art contemporain français au niveau international », pointé en 2000 par le rapport Quemin.

« On se pose toujours la question de savoir si les artistes de la scène française ont la reconnaissance qu’ils méritent à l’étranger. C’est vrai que l’on pourrait citer spontanément une vingtaine ou une trentaine d’entre eux très présents hors de nos frontières. Mais, globalement, la scène française reste en retrait », observe pour sa part la directrice de la Fondation Ricard Colette Barbier. La langue, selon elle, explique en partie cette faiblesse persistante. « C’est encore un frein majeur. C’est pourquoi, fin 2017, nous avons lancé TextWork. » Soutenu par le ministère de la Culture, TextWork est une plateforme de diffusion en ligne de textes critiques traduits à destination des professionnels étrangers. Pour la plupart des artistes sélectionnés, il s’agit de leur première étude monographique publiée en anglais. Un comité consultatif accompagne le projet, composé de Mélanie Bouteloup, cofondatrice et directrice de Bétonsalon, de Thomas Boutoux, critique d’art, commissaire d’expositions et éditeur, et de Marie Canet, professeur à l’École des beaux-arts de Lyon, qui a longtemps vécu à Londres.

Des artistes aujourd’hui plus mobiles

Si, dans les années 1990, la scène française, perçue comme l’émanation de choix officiels, souffrait d’une image académique, il y a longtemps que l’État n’intervient plus que de loin. Mais il s’interroge toujours sur la meilleure façon « d’exporter » les artistes. L’ADAGP (société française de perception et de répartition des droits d’auteur dans le domaine des arts graphiques et plastiques) a fait de ce questionnement sa thématique de réflexion en 2018, réunissant différents acteurs du milieu de l’art pour tenter d’imaginer des solutions. À la suite de nombreuses discussions, il a été décidé de créer deux bourses d’un montant total de 30 000 euros destinées à faire voyager des expositions à l’étranger… et un compte Instagram. Confié sous forme de carte blanche à différents curateurs internationaux, il aura pour vocation de valoriser la production de la scène nationale sur les réseaux sociaux. On ne peut, bien sûr, que se féliciter de ces initiatives. Somme toute modestes.Pourtant, si la tutelle étatique n’est plus ce qu’elle était, sans doute est-ce pour le mieux. « Très protégés par l’État dans les années 1980-1990, les artistes n’ont peut-être pas éprouvé la nécessité d’aller à l’étranger », relève le commissaire indépendant Gaël Charbau. Et tandis qu’avec l’inflation du prix des œuvres, le rôle de l’État est devenu marginal, ce sont les collectionneurs qui ont en grande partie pris la relève. « Dès le départ, j’ai voulu tisser des liens entre les artistes étrangers que nous accueillons en résidence et les artistes français, explique Sandra Hegedüs, fondatrice de SAM Art Projects. Ces liens informels sont bien plus importants que les relais protocolaires : rien n’est pire pour un artiste que l’estampille officielle. » De fait, « les artistes voyagent beaucoup plus, et cela a permis de mélanger les scènes. Paradoxalement, un artiste comme Neïl Beloufa a longtemps été plus visible à l’étranger, où il a très tôt su promouvoir son travail », assure Gaël Charbau.

Bien qu’en France, de l’avis général, les amateurs d’art contemporain soient de plus en plus nombreux – l’Adiaf en regroupe environ quatre cents –, le marché hexagonal reste étroit ; les têtes d’affiche n’hésitent d’ailleurs pas à s’exiler pour exister ailleurs, autrement. Kader Attia ou Cyprien Gaillard vivent à Berlin, Camille Henrot à New York, Mathieu Mercier part s’installer en Espagne, tandis que Los Angeles demeure un pôle d’attraction pour de nombreux expatriés, comme Pierre Huyghe ou Claire Tabouret… Pour autant, la Cité des Anges a beau attirer depuis des années les artistes français, ils n’apparaissent quasiment pas dans les collections californiennes. C’est d’ailleurs pour pallier cette absence de visibilité que deux hommes d’affaires francophones ont créé la Fondation Flax (France Los Angeles Exchange), destinée à accueillir les artistes français pour les aider à travailler sur place. « L’axe directeur de notre programme est l’intégration des artistes à la scène locale », précise Anna Milone, commissaire du nouveau cycle de résidences amorcé en 2017. Après Clément Cogitore en juillet, Aurélie Godard en août (pour une pièce qui sera présentée en février 2019 au MAK Center), la fondation verra cette année passer le duo Brognon Rollin avant d’héberger à partir de novembre Morgane Tschiember, la lauréate 2018 de la deuxième bourse Fawu Abroad.

Dans quelle mesure ces séjours sont-ils fructueux ? Tout dépend de l’horizon d’attente que l’on se fixe. Et des opportunités qui se présentent. En 2011, Cyprien Gaillard, fraîchement distingué par le prix Marcel Duchamp, avait été invité en résidence par le Hammer Museum – en partenariat avec Flax. Deux ans plus tard, il exposait au Hammer, après avoir intégré la Gladstone Gallery à New York et la galerie Sprüth Magers à Berlin (également à Londres et à Los Angeles).

Le rôle des galeries dans le circuit international

« Il y a vingt ans, la majorité des artistes étaient défendus par une galerie en France, mais rarement à l’étranger », souligne Gilles Fuchs. À présent, non seulement il est fréquent d’être représenté par deux ou trois galeries dans le monde, mais certaines grandes enseignes françaises sont elles-mêmes implantées dans plusieurs pays. Emmanuel Perrotin, qui a fondé sa galerie à Paris en 1990, est le champion de la catégorie : Perrotin Hong Kong a été inaugurée en mai 2012, bientôt suivie d’une adresse à New York. Le marchand a ouvert une galerie à Séoul en 2016, une autre, plus discrète, à Tokyo, en 2017. Et il s’apprête à investir Shanghai, en septembre, avec un espace de 1 200 m2 sur le Bund.

À défaut de se démultiplier, les galeries sont présentes sur les foires, selon un rythme plus ou moins soutenu, et s’efforcent d’y montrer des artistes français. Sur son stand de l’Armory Show, en mars 2017, Kamel Mennour avait ainsi osé une confrontation inattendue entre deux artistes de générations et de notoriété différentes : François Morellet et Mohamed Bourouissa, alors rigoureusement inconnu outre-Atlantique. Quelques mois plus tard, en juin 2017, Bourouissa réalisait son premier solo-show aux États-Unis, à la Fondation Barnes, sur une invitation de la conservatrice française Sylvie Patry, alors en poste à Philadelphie. Le 15 octobre prochain, devant le jury du prix Marcel Duchamp réuni pour élire le lauréat de sa 18e édition, c’est d’ailleurs un conservateur du Philadelphia Museum of Art, Carlos Basualdo, qui sera le rapporteur de Mohamed Bourouissa.

On peut y voir un signe symptomatique du regain d’intérêt suscité par la scène française. Il y en a d’autres, comme le fait que Christine Macel, conservatrice en chef du Centre Pompidou, ait été en 2017 nommée commissaire de la 57e Biennale d’art contemporain de Venise. « La place de la Fiac sur la scène internationale change (également) le regard sur la scène française », selon Jennifer Flay, la directrice de la foire.

Cela aura-t-il, à terme, un effet positif sur la façon dont cette scène s’envisage elle-même ? Lorsque la fondation Louis Vuitton annonçait cet été, à l’occasion de l’accrochage de sa collection « Au diapason du monde », réunir « 28 artistes français et internationaux », on peut en effet s’interroger sur la place que l’on s’attribue. « Il y a clairement un problème de vocabulaire. Un artiste américain n’est pas plus “international” qu’un artiste qui travaille à Lille, remarque le galeriste Thomas Bernard. Arrêtons d’être complexés. Nous avons une scène française fantastique, il nous manque seulement la taille de marché et le niveau de prix qui nous permettent de mieux la promouvoir. »

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°716 du 1 octobre 2018, avec le titre suivant : Scène française à l’étranger… la résistance s’organise en privé

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