Le marché aime les sociétés « offshore »

Marché de l’art et sociétés-écrans

La fiscalité sur les plus-values, les bénéfices ou les successions constitue un argument majeur pour le recours à une société implantée dans un paradis fiscal. Mais le principal intérêt réside dans l’anonymat

Par Alexis Fournol (Avocat à la cour) · Le Journal des Arts

Le 11 mai 2016 - 741 mots

Marchands et collectionneurs d’art cultivent la discrétion. Il n’est donc pas étonnant que nombre d’entre eux aient recours à des sociétés-écrans afin de garantir l’anonymat de leurs collections. Des décisions de justice mettent en évidence cette pratique. Ainsi, ce n’est pas Dmitry Rybolovlev qui poursuit Yves Bouvier, mais ses sociétés basées dans les îles Vierges.

À lire la jurisprudence de ces quinze dernières années, il serait possible d’ajouter sur la carte des lieux majeurs du marché de l’art, aux côtés de New York, Londres ou Shanghaï, quelques plages paradisiaques et une poignée de micro-États : Jersey, Guernesey, les Bahamas, les Seychelles, le Panama, les îles Caïmans ou encore les îles Vierges britanniques. Ces dernières, qui comptent moins de 30 000 habitants, accueillent par exemple une société dotée d’une simple boîte postale dont la liste des enchères problématiques réalisées sur le sol français a des allures d’inventaire de musée : une table contrefaisante attribuée à Diego Giacometti, une sculpture en bronze d’Arman mal numérotée dans le catalogue, une partie de décor faussement donnée à Dalí, une œuvre d’Andy Warhol non authentifiée par le comité et un tableau d’André Lhote douteux. Au regard des contentieux, qui sait quelle quantité d’œuvres authentiques la société a acquise ou vendue ? Quant à l’identité de ses représentants, elle fluctue au gré des décisions de justice ou n’apparaît simplement pas. L’opacité offerte par la technique des sociétés offshore basées dans les paradis fiscaux permet, en effet, de préserver parfaitement l’anonymat des actionnaires, donc des propriétaires d’œuvres, qualité essentielle dans un marché de l’art qui recherche la discrétion. Preuve en est, lorsque le tribunal de grande instance de Paris a été saisi temporairement, en 2015, du conflit opposant Dmitri Rybolovlev à Yves Bouvier et à son avocate, le nom du milliardaire russe n’est nullement apparu. Ce sont, au contraire, deux de ses sociétés implantées aux îles Vierges britanniques qui ont attaqué le courtier suisse et une de ses sociétés hongkongaises.

Offshore et ports francs
Cette affaire illustre les liens très étroits entretenus entre les sociétés offshore et les ports francs. Ces lieux de stockage et de commerce, dont les implantations nouvelles se réalisent dans ou près des paradis fiscaux, permettent eux aussi d’assurer l’anonymat des propriétaires des œuvres. L’intérêt fiscal des sociétés offshore est alors renforcé pour un collectionneur français par exemple. Achetée depuis un paradis fiscal, stockée dans un port franc, revendue virtuellement depuis ce même pays, une œuvre d’art ne donnera pas lieu à une imposition de la société, au regard du principe de territorialité, et la plus-value réalisée échappera à toute taxation en France. Encore faut-il que les activités de négoce soient réellement rattachées au pays où elles sont déclarées, soit dans les paradis fiscaux. Ainsi, un courtier franco-israélien, sous couvert de deux sociétés-écrans domiciliées au Lichtenstein et au Panama, s’est vu définitivement condamner, en 1997, pour fraude fiscale, faute de n’avoir jamais déclaré ses revenus en France, territoire effectif de son activité.

Et il est bien rare que ces sociétés ne fassent pas l’objet d’un montage complexe, avec une multiplicité de structures différentes imbriquées les unes dans les autres ou organisées en cascade. Une société disparaît et voilà les chances d’obtenir le remboursement d’une vente annulée s’envoler pour un acheteur malheureux. Symétriquement, une société acquéreuse disparaît et le vendeur n’obtiendra jamais son dû.

Un art « offshore » dans les musées
Ces sociétés-écrans offrent enfin la capacité de créer un imbroglio sur la propriété réelle des œuvres, dont les fils sont parfois bien délicats à démêler. Une querelle successorale autour de l’héritage des époux Reves, dont une grande partie de la collection fut donnée au Dallas Museum of Art, révélait ainsi une ingénierie juridique sophistiquée, construite notamment autour d’une société aux Bahamas, d’une autre au Liechtenstein avec la création de deux fondations au Liechtenstein et à New York. Quant à l’affaire opposant Sylvia Roth aux fils de Daniel Wildenstein, la veuve depuis décédée revendiquait de très nombreuses œuvres exposées dans de prestigieux musées, mais dont la propriété serait partagée entre de multiples trusts répartis notamment dans des paradis fiscaux. Ainsi, sans le savoir, les musées français peuvent présenter au public des œuvres prêtées par de grands collectionneurs, mais virtuellement possédées par des sociétés offshore réparties sur l’ensemble de la planète. Le marché de l’art semble s’accommoder de ces pratiques. L’affaire des « Panama papers », née des révélations de l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalism), y mettra peut-être un frein, mais assurément pas un terme.

Légende photo

Le Port franc de Genève © Photo L. Guiraud

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°457 du 13 mai 2016, avec le titre suivant : Marché de l’art et sociétés-écrans

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