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Marchands et conservateurs de musées : une complicité encadrée

Par David D'Arcy, Martin Bailey et Eric Tariant · Le Journal des Arts

Le 8 septembre 2000 - 2684 mots

Des relations professionnelles basées sur des règles strictes ou des usages se sont instaurées.

La condescendance avec laquelle les conservateurs regardaient les acteurs du marché de l’art il y a encore une quinzaine d’années n’a aujourd’hui plus cours. Une certaine complicité est même apparue entre les intervenants de ces deux univers. En France, un marchand et un conservateur ont conjugué leurs efforts pour lancer l’Automne asiatique, une manifestation destinée à dynamiser la place parisienne dans cette spécialité. Aux États-Unis, il n’est pas rare que des galeristes prêtent des œuvres à des musées qui organisent des expositions temporaires. Au Royaume-Uni, un conservateur de la National Gallery n’a pas hésité à faire le déplacement à New York pour authentifier un panneau méconnu de Cimabue découvert par Sotheby’s. Cette relation n’en est pas moins encadrée par des règles, plus ou moins rigoureuses selon les pays, destinées à éviter tout débordement. Dans l’Hexagone, il est interdit aux conservateurs de se livrer au commerce ou à l’expertise d’œuvres d’art. Aux États-Unis, les règles édictées par l’American Association of Museums, sont, en revanche, vagues et plutôt permissives. Outre-Manche, la National Gallery veille à ne pas exposer des œuvres prêtées par des marchands qui seraient susceptibles de faire leur apparition sur le marché.

C’était à la fin des années quatre-vingt. Plus de soixante-dix antiquaires et brocanteurs avaient répondu présent lors d’un cocktail organisé au Musée Guimet par le conservateur Jean-François Jarrige. Cette réunion avait été précédée quelques mois plus tôt d’un déjeuner auquel le maître des lieux avait convié quelques grands marchands parisiens spécialisés en art asiatique dont Christian Deydier, Jacques Barrère, ainsi que les responsables des galeries C.T. Loo et de la Compagnie de la Chine et des Indes. La teneur des messages délivrés ? Responsables des musées et acteurs du marché doivent travailler main dans la main, coordonner leurs activités pour contribuer à faire de Paris une place importante pour l’art asiatique. De la qualité du travail accompli par ces deux intervenants du secteur dépendra la confiance des collectionneurs et l’enrichissement des collections des musées et des galeries. La création de l’Association pour le rayonnement de l’art asiatique a été une de leurs premières réalisations concrètes. Cette structure, regroupant des industriels intéressés par l’art asiatique, des collectionneurs, des conservateurs et des marchands, a financé l’édition d’ouvrages spécialisés et l’acquisition d’objets pour enrichir le musée. Plusieurs donations importantes émanant de grands collectionneurs ont suivi. Cet élan a aussi abouti au lancement en 1998 de l’Automne asiatique, auquel participent aujourd’hui une dizaine de marchands en organisant dans leurs galeries des expositions spécialisées. “Un tel effort était impensable il y a quinze ans, insiste Christian Deydier. Conservateurs et marchands ne se fréquentaient pas.” Le développement des relations entre conservateurs et marchands dont témoigne cet exemple a également été facilité par l’amélioration du niveau d’études des principaux acteurs du marché. Il n’est pas rare aujourd’hui que ceux-ci aient suivi des formations de haut niveau comme celle de l’École du Louvre. “ On rencontre de plus en plus fréquemment de grands érudits parmi les acteurs du marché. Plusieurs d’entre eux comme Alexandre Pradère (mobilier français XVIIIe), Alexis Kugel (orfèvrerie) ou Bill Pallot (sièges) ont rédigé des ouvrages ou contributions remarquables. Avec eux, je me sens vraiment sur la même longueur d’ondes”, souligne Daniel Alcouffe, conservateur au Louvre. Ce dernier achète beaucoup auprès des marchands. Il dépense aujourd’hui la majeure partie de ses 10 à 30 millions de francs de budget d’acquisition annuel dans des galeries. Cette collaboration se poursuit, de manière plus informelle, les mardis quand il organise, à la demande des marchands, une visite guidée de son département à l’attention de collectionneurs étrangers.

Expertiser des œuvres d’art leur est interdit
Cette relation n’en est pas moins encadrée par des règles rigoureuses destinées à éviter tout débordement. L’article 8 du décret du 16 mai 1990 interdit ainsi aux conservateurs de “se livrer directement ou indirectement au commerce ou à l’expertise d’œuvres d’art et d’objets de collection”. Il est de même proscrit aux musées de prêter des œuvres d’art à des sociétés à but lucratif. Un usage leur défend également de présenter lors d’une exposition temporaire des œuvres prêtées par un marchand. Les musées contournent parfois cette règle non écrite en évitant de préciser sur le cartel la véritable provenance de l’objet ou en le présentant comme étant la propriété d’un particulier. “Il arrive, quand une œuvre appartenant à un antiquaire est incontournable, que nous acceptions de la présenter dans une de nos expositions temporaires en prenant soin de ne pas faire apparaître le nom du professionnel”, confirme Viviane Huchard, conservateur au Musée national du Moyen Âge. Jean-François Jarrige insiste, de son côté, sur la nécessité de s’entourer de précautions de manière à ne pas faire la promotion d’un objet confié par un marchand. Cette nouvelle proximité ne favorise pas pour autant l’organisation de passerelles entre les deux professions. Il est exceptionnel de voir un conservateur quitter la fonction publique pour aller exercer dans une galerie ou une maison de vente aux enchères.

Aux États-Unis, des frontières très poreuses
Des usages très différents de ceux en vigueur aux États-Unis où la frontière entre les musées et le commerce de l’art est tellement poreuse qu’on en arrive à se demander si elle existe vraiment.
L’ancien directeur du Museum of Modern Art travaille chez Sotheby’s, tout comme celui de la collection Phillips à Washington. L’ancien directeur du Brooklyn Museum a, lui, récemment travaillé pour la galerie Marlborough. Au sein de l’administration, ces relations de type “vases communicants” sont soumises à des règles strictes. Lorsqu’un fonctionnaire quitte son poste, il doit attendre un an avant d’accepter une place dans une entreprise commerciale ou industrielle dont le domaine d’activité dépend de son ancien ministère. Des principes de ce type n’existent nullement dans le monde de l’art américain qui ne semble être soumis à aucune réglementation précise. Les conservateurs de musées se jettent en toute légalité sur des postes du privé. Cette “porosité” est encore plus nette dans le domaine de l’art contemporain. Il serait impossible aux conservateurs de monter des expositions sans la participation des marchands qui leur prêtent les œuvres de leurs artistes. Il suffit, pour s’en rendre compte, de jeter un œil sur les cimaises du Whitney, lorsqu’il présente sa Biennale, ou de n’importe quel autre musée d’art contemporain américain. Les conservateurs, et surtout ceux spécialisés en art contemporain, ont l’habitude de faire visiter les ateliers d’artistes aux membres de leur conseil d’administration – qui sont souvent eux-mêmes des collectionneurs – en espérant qu’ils investiront dans le travail de ces artistes. Avec le souhait qu’un jour, peut-être, leurs collections viennent enrichir celle du musée.

Conflits d’intérêts
En contrepartie, comme le démontre Russell Lynes dans son ouvrage consacré à l’histoire du Museum of Modern Art, Good Old Modern, les conservateurs, selon un accord tacite, guident les membres du conseil dans leurs acquisitions. On ne sait pas exactement si sir Newhouse, membre du conseil du MoMA, a été informé à l’avance du fait que le musée avait l’intention de céder un tableau cubiste de Picasso. Toujours est-il qu’au printemps dernier, il acheté l’œuvre 10 millions de dollars à Larry Gagosian, son marchand attitré, qui avait lui-même acquis le tableau auprès du MoMA. Afin d’éviter ce type de conflits d’intérêts entre les marchands et les membres des conseils d’administration, les musées publics de l’État de New York ne peuvent céder leurs œuvres que dans le cadre de ventes publiques. L’année dernière, l’exposition “Sensation” au Brooklyn Museum, et des révélations selon lesquelles le musée aurait autorisé Christie’s à parrainer un événement dont l’auctioneer pourrait par la suite vendre les œuvres ont attiré l’attention sur les relations entre les musées et le commerce de l’art aux États-Unis.

L’Association of Art Museum Directors (Association des directeurs de musée) ne propose aucun code de déontologie en la matière, mais devrait en élaborer un pour juin prochain, selon son directeur général Mimi Gaudieri.

Les lignes de conduite concernant les relations entre les musées et le commerce de l’art, telles qu’elles sont édictées par l’American Association of Museums, sont plutôt vagues et inapplicables : les musées doivent s’assurer que les “programmes proposés sont fondés sur la connaissance et l’intégrité intellectuelle [...], que les activités lucratives ainsi que les activités impliquant des échanges avec des entités externes ne sont en rien contraires à la mission du musée et entrent dans le cadre de ses responsabilités publiques [...], que les programmes proposés visent à promouvoir l’intérêt public et non pas l’intérêt matériel des particuliers”.

Aujourd’hui, les musées ont tout à gagner à travailler avec les marchands. Exposer dans un musée réputé est devenu une marque de reconnaissance comparable aux Academy Awards. Selon un marchand qui a souhaité rester anonyme, présenter des œuvres prêtées par des galeries – considérant qu’un passage dans un musée ne peut qu’augmenter la valeur de l’œuvre – est devenu une pratique tellement courante que les musées exigent à présent dans leurs contrats de percevoir un pourcentage sur le prix de vente si l’œuvre est vendue durant son exposition.

Au Royaume-Uni, des règles coutumières
Les principes qui régissent, outre-Manche, les relations entre les musées et le marché de l’art sont non écrites. À la National Gallery par exemple, les recommandations données aux conservateurs sont des plus simples : ne jamais évaluer d’œuvres, ne jamais trop s’engager auprès des marchands et des maisons de vente et, en cas de doute, consulter le conservateur en chef ou le directeur. Ce parti pris très britannique semble fonctionner et force est de constater que l’on recense fort peu d’abus dans les musées anglais. La découverte récente d’un tableau inconnu de Cimabue montre combien il est profitable que musées et marchands entretiennent des rapports cordiaux. Dillian Gordon, conservateur en charge du département des primitifs italiens à la National Gallery, a été sollicitée pour conseiller Sotheby’s au sujet d’un panneau méconnu de la Vierge à l’Enfant trônant entourée de deux anges, trouvé dans une maison de campagne du Suffolk, en janvier dernier. Ayant immédiatement remarqué une similitude avec un panneau de la Flagellation appartenant à la Collection Frick, elle s’est rendue à New York avec Richard Charlton-Jones, spécialiste des maîtres anciens chez Sotheby’s, afin d’établir une comparaison. Son voyage et ses frais ont été pris en charge par le musée. Elle a pu ainsi confirmer que le petit panneau, qui avait été nonchalamment conservé sur une table de bibliothèque de Benacre Hall et qui appartenait aux héritiers de sir John Gooch, était en effet un Cimabue perdu (voir le JdA n° 100, 3 mars 2000).

Une aubaine pour Sotheby’s
Cette découverte a, sans nul doute, profité à Sotheby’s puisque l’attribution a fait de cette œuvre l’un des plus importants tableaux de maîtres anciens apparu sur le marché au cours des dernières années. Sans le nom de Cimabue, il ne se serait pas vendu un dixième du prix auquel il a été cédé. Mais quel bénéfice la National Gallery en a-t-elle retiré ? Dillian Gordon, animée d’une vraie curiosité de chercheur, a eu la chance de pouvoir étudier ce tableau exceptionnel. Le fait d’avoir suivi l’affaire de l’intérieur et de s’être assuré la reconnaissance de Sotheby’s a permis à la National Gallery d’être bien placée pour acquérir le tableau. Les héritiers de sir John Gooch ont finalement changé leur fusil d’épaule en décidant une semaine à peine avant la vente prévue le 6 juillet chez Sotheby’s, de conclure un accord complexe avec l’État. En vertu de celui-ci, ce dernier recevrait le tableau en échange d’une remise des droits de succession s’élevant à 6,5 millions de livres (71 millions de francs) et d’un paiement de 700 000 livres (8 millions de francs) assuré par le musée. Résultat : le Cimabue est à présent exposé à la National Gallery.

La saga du Cimabue n’illustre qu’un infime aspect de la relation complexe qui existe entre un musée comme la National Gallery et le commerce de l’art. Par exemple, lorsque les North Galleries ont été rénovées à la fin de l’année 1998 pour accueillir les œuvres de peinture hollandaise et française, elles ont bénéficié de l’aide de dix-neuf donateurs parmi lesquels figuraient deux marchands londoniens spécialistes des maîtres anciens, Richard Green et Robert Noortman. À l’instar de la plupart des sponsors, leurs dons étaient très vraisemblablement motivés par l’intérêt qu’ils portent à la collection de peinture hollandaise du musée, mais aussi par le bénéfice qu’ils espèrent retirer de la mention de leur nom dans des salles des North Galleries, celle-ci ne pouvant qu’être favorable à leur réputation.

Les dons effectués par des marchands aboutissent pourtant parfois à des questions épineuses quand un antiquaire sollicite un prêt auprès d’un musée. Le problème se posa l’an passé quand Richard Green, qui venait d’aider financièrement les North Galleries, s’adressa au musée de Trafalgar Square afin d’emprunter deux tableaux – un Frans Hals et un Adriaen Van Der Werff – pour son exposition, “La peinture de cabinet”. Un porte-parole de la National Gallery a récemment expliqué qu’il était extrêmement rare que le musée prête des œuvres à des galeries, mais que cela pouvait arriver occasionnellement pour des expositions non commerciales et qui présentent un réel intérêt pour la recherche. C’était le cas de l’exposition de Richard Green dont le catalogue contribuait à enrichir les connaissances de l’histoire des collections de la peinture hollandaise. À l’inverse, lorsqu’il est question d’emprunter des œuvres, la National Gallery doit veiller à ne pas exposer celles qui seraient susceptibles de faire leur apparition sur le marché, afin d’éviter qu’elles ne soient “vendues directement depuis les cimaises du musée” et influent sur le prix de vente. Le fait que Christie’s ait mentionné dans son catalogue le prêt de longue durée à la National Gallery d’une nature morte de Cézanne a pu contribuer à augmenter la valeur de cette œuvre qui s’est vendue 11 millions de livres (120 millions de francs), le 8 juin chez Christie’s.

“Les relations qui unissent le commerce de l’art et les musées ont toujours existé, et on n’y peut rien changer, a déclaré un porte-parole de la National Gallery. Le problème consiste à savoir comment gérer ces relations, comment s’assurer que le musée ne se compromet pas. Comprendre ce qui se passe dans le commerce de l’art est un plus pour le musée. On attend des conservateurs qu’ils suivent de près l’actualité, mais aussi qu’ils concluent des accords et des transactions en toute légalité et qu’ils assurent l’intégrité du musée.”

Un code déontologique à Washington

Les lignes de conduite, édictées par le « Code de conduite et d’éthique » de la National Gallery of Art (Washington D.C.) dont nous publions des extraits ci-dessous, sont précises et strictes. Celui-ci a été conçu pour éviter que des employés de musée mal rémunérés soient tentés d’essayer de gagner de l’argent rapidement en mettant leurs compétences au service des acteurs du commerce de l’art. « Les employés sont autorisés et encouragés à acheter des œuvres d’art et autres objets, à condition qu’ils ne soient pas en concurrence avec le musée [...]. Si un employé sait, a, ou aurait pu avoir, des raisons de penser que le musée peut être intéressé par l’achat d’un objet qu’il ou elle souhaite acquérir pour son propre compte, et si la juste valeur de l’objet sur le marché est supérieure à 1 000 dollars, l’employé doit le proposer au musée par l’intermédiaire du conservateur ou de qui de droit, au prix qu’il ou elle a payé, ou se propose de payer, l’objet. Un employé ne peut donner son avis sur une œuvre d’art ou émettre des commentaires oraux ou écrits sur son identification ou sa valeur que dans des cas précis. Il faut pour cela qu’il bénéficie de l’autorisation de son directeur général si ce dernier estime que cela sert légitimement l’intérêt du musée. Il doit respecter les conditions fixées par le directeur général afin d’assurer que le service rendu ne nuit en rien à l’intérêt du musée. Enfin, les employés ne sont pas autorisés à recevoir de compensation extérieure en remerciement des services rendus, sauf si le directeur général autorise que les services en question soient considérés comme une activité de chercheur n’entrant pas dans le domaine d’activité du musée.»

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°110 du 8 septembre 2000, avec le titre suivant : Marchands et conservateurs de musées : une complicité encadrée

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