1993-2003

Les juges et le marché français

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 5 novembre 2004 - 1702 mots

La « judiciarisation » du marché français apparaît comme une conséquence de sa libéralisation.

Cette analyse fait suite au bilan portant sur la décennie 1993-2003 dans le domaine du droit  (lire le JdA  n° 200, 8 octobre 2004).

L’image à tous les étages
La question du droit à l’image est venue se superposer aux débats sur le droit d’auteur. Peut-être ne s’agissait-il que d’une poussée de fièvre libérale, les juges n’étant pas à l’abri de la contagion de la pensée unique. Ou d’une confusion d’interprétation, au milieu de la profusion des droits se focalisant autour des images (droit à l’image de la personne, droit au respect de la vie privée, droit de reproduction ou de représentation de l’auteur, droit dérivé…). Toujours est-il que la Cour de cassation a donné des sueurs froides aux professionnels en semblant accepter en mars 1999 un droit à l’image au profit du propriétaire du bien. L’affaire, celle du café Gondrée, avait entraîné une bousculade de propriétaires au guichet. La Cour de cassation avait en effet validé un droit de propriété étendu à la représentation du bien. Conclusion : les volcans d’Auvergne, le portail de la maison de campagne du Luberon, le toutou de la famille, etc., pouvaient donner lieu à autorisation et redevance. Pas seulement une espèce de caricature du libéralisme avancé, car figuraient dans l’énumération les collections des musées ou de tout autre monument, site ou bien dont la création ou l’entretien relève de la collectivité ou du propriétaire (public ou privé). D’autre part, la civilisation de l’image fait de ce média une valeur économique considérable, y compris sur le marché de l’art, sous forme de produits dérivés, et il n’est pas forcément abusif de prévoir que le propriétaire puisse en tirer profit.
Il est aussi possible que certains excès commis au nom de l’intérêt public aient conduit à une réaction judiciaire. En ce sens, l’intervention de la Cour de cassation, qui a abouti à une très large revalorisation des indemnités des propriétaires des terrains où se trouve la grotte Chauvet, a peut-être été guidée par un souci d’équité. Le juge de l’expropriation avait « royalement » fixé l’indemnité à environ 40 000 francs, alors que les projets de mise en valeur du site par l’État et les collectivités prévoyaient des recettes prévisionnelles de plusieurs centaines de millions de francs (grâce à l’exploitation des images de la grotte). La Cour de cassation ne jugeant pas au fond, il était naturel, si l’équité pesait dans sa décision, qu’elle étende au plus loin le droit à l’image du propriétaire pour permettre au juge du fond d’indemniser.
Depuis, les choses se sont un peu calmées. Dans une affaire opposant les propriétaires d’un îlot breton au syndicat régional du tourisme, la Cour de cassation est revenue partiellement sur sa jurisprudence. Elle a restreint la portée du droit à l’image en précisant que les actions des propriétaires n’étaient acceptables que s’ils démontraient que l’exploitation de l’image portait un trouble certain à leur droit. La formule est certes ambiguë, mais elle a le mérite « d’inverser la charge de la preuve ».  Le 7 mai 2004 (Ass. plén. n° 02-10450), la Cour, rappelant sa position, a même clairement indiqué que « le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci ». Ceci redonnera l’initiative aux juges du fond. Reste à savoir ce qu’ils en feront. Dans ce domaine également, la mondialisation n’est pas éloignée, au moins dans le sens de la privatisation de toute chose. Les investissements dans l’image culturelle des magnats américains Bill Gates ou Paul Getty montrent l’importance de l’enjeu.

Monopoles sous surveillance
Cette décision du Conseil de la concurrence anticipait sur la situation du marché français après la réforme des ventes volontaires aux enchères par la loi du 10 juillet 2000, entrée pratiquement en application en octobre 2001.
Durant la dernière décennie, les commissaires-priseurs ont vécu abrités des entreprises des juges grâce à leur monopole. À quelques reprises, les tribunaux avaient toutefois signalé que ce monopole devait être interprété strictement. Évidemment, le respect du jeu de la concurrence étant la condition de fonctionnement des marchés libéraux, ce sont les juges qui devront contrôler l’application du nouveau dispositif, avec en recours ultime la Cour de justice des Communautés européennes.
La réforme est trop récente pour anticiper sur les interprétations judiciaires. Il faut rappeler que la cour d’appel de Paris constitue le recours des décisions à la fois du Conseil de la concurrence et du Conseil des ventes volontaires. Ce dernier ne manque d’ailleurs pas de rappeler que ses avis sont donnés sous réserve de l’interprétation des juges. Les seuls repères actuels sont encore minces.
Le rapport d’activité 2003 du Conseil des ventes cite trois décisions de justice. La première (ordonnance de référé du président du TGI (1) de Metz du 27 septembre 2002) relève que les huissiers et notaires d’Alsace-Lorraine ne peuvent plus se prévaloir d’un monopole d’exercice particulier contre les SVV (2) de la « France de l’intérieur ». La deuxième date du 27 septembre 2003, quand le TGI de Nancy a rejeté l’action d’une SVV et du SYMEV (3) contre un huissier auquel était fait grief d’avoir organisé des ventes volontaires à Bar-le-Duc, ville de résidence d’un commissaire-priseur judiciaire. Le TGI a estimé que l’huissier était dans son droit et, au surplus, que la dizaine de ventes réalisées, représentant un peu moins de 20 % des produits de l’étude, ne dépassaient pas le caractère accessoire prévu par la loi du 10 juillet 2000. La troisième est une décision de la cour d’appel de Paris – juridiction de référence – du 2 février 2004, annulant une décision du Conseil des ventes ayant refusé l’agrément à une SVV majoritairement contrôlée par un huissier. Bref, jusqu’à ce jour, les juges français ont dû régler les problèmes de bornage franco-français. Mais, après avoir unifié le marché national, sans doute devront-ils s’assurer que les monopoles n’y perdurent pas d’une façon ou d’une autre...

Valeur ajoutée et responsabilité
Ce sont les questions d’authenticité qui sollicitent le plus souvent l’attention des juges. Elles se posaient déjà bien avant la vague libérale. Mais ce qui a changé depuis les jurisprudences des affaires Poussin ou Fragonard, (années 1980), c’est que l’annulation des ventes pour erreur sur la substance, non plus limitée aux recours des acheteurs, a été étendue à ceux des vendeurs. L’affaire qui a conduit à l’annulation de l’achat d’un Poussin par les frères Pardo a entraîné une fragilisation des transactions. Car s’il serait légitime de sanctionner des manœuvres dolosives à l’encontre d’un vendeur, il semble excessif de considérer la prise de risque, inhérente aux activités des marchands, comme la preuve d’un déséquilibre des convictions caractérisant une erreur.
Au passage, on peut s’interroger sur la stratégie sémantique que l’affaire a pu introduire dans le descriptif des œuvres : la cour d’appel et la Cour de cassation ont dû, pour trancher, partiellement mettre à mal la fiabilité des définitions du décret du 3 mars 1981, dont le rôle dans la « moralisation » du marché n’est pourtant plus à démontrer. Tout bonnement, il s’agissait de disqualifier la présentation de l’œuvre comme un « atelier de Poussin » pour mettre en avant des échanges de correspondances entre le vendeur, le commissaire-priseur et l’expert de la vente. Un modèle de transparence qui ne devait pas qu’aux désaccords des historiens de l’art sur l’existence d’un tel atelier !
Heureusement, la jurisprudence a pu dans ce domaine clarifier les choses en évacuant les débats récurrents sur la « faute » du commissaire-priseur, et parfois de l’expert, qu’il convenait d’établir pour les impliquer réellement en cas de défaut d’authenticité. Il est désormais établi que « le commissaire-priseur qui met en vente une œuvre d’art […] présentée sans réserve comme l’œuvre d’un artiste, en affirme l’authenticité, de sorte, que dans les rapports avec l’acheteur de celle-ci, dès lors que la certitude de l’authenticité fait défaut, sa responsabilité est engagée, sans qu’il soit nécessaire de caractériser autrement une faute de sa part ». S’agissant des experts, la tonalité est identique : « L’expert qui affirme l’authenticité d’une œuvre d’art sans assortir son avis de réserves engage sa responsabilité sur cette affirmation (4). »

L’exigence de curiosité
La décennie aura également été marquée par l’affaire du portrait de Frans Hals saisi à la Biennale des antiquaires à l’initiative de l’un des héritiers de la Collection Schloss. Les questions étaient déjà soulevées par les MNR, ces pièces conservées dans les musées français depuis les restitutions des années 1950 et qui attendaient que d’hypothétiques propriétaires ou ayants droit se manifestent. Les politiques n’avaient pas voulu trancher la question : initialement, ces dépôts ne devaient durer qu’un temps puis devaient être intégrés aux collections publiques, avec le risque de prescrire les conséquences de la Shoah. C’est donc l’administration qui s’était trouvée en accusation. Puis les juges ont arbitré. À plusieurs reprises, ils ont pris des décisions de restitution. Mais dans l’affaire Hals, ils ont carrément décidé que les professionnels ne pouvaient en aucun cas s’abstenir de vérifier, même si les œuvres avaient déjà été vendues et revendues dans les plus grandes maisons de ventes du monde.
Pour finir, en estimant que le temps passé et les transactions multiples n’exonéraient pas l’acheteur professionnel de l’incrimination de recel, la Cour de cassation a, d’une certaine façon, proclamé que la sécurité juridique était tout aussi importante que l’authenticité dans les transactions d’œuvres d’art. Un champ ouvert pour des travaux et recherches qui devraient donner plus de sens encore – et de valeur ajoutée – aux professionnels de l’art.
La « judiciarisation » du marché de l’art français apparaît comme une double conséquence de sa libéralisation. L’État cherche à se désengager et renvoie certaines questions vers les administrations et les tribunaux. Les juges se trouvent alors investis du pouvoir de régulation d’un secteur jusque-là dévolu au Prince.
In fine, il est possible que les exigences des juges donnent un sens nouveau et sans doute plus riche aux métiers des opérateurs du marché.

(1) tribunal de grande instance ; (2) sociétés de ventes volontaires ; (3) Syndicat national des maisons de ventes volontaires ; (4) extraits de CA Paris 1re ch. sect. A, 7 sept. 2004 n° RG 2003/ 04326 ; ces considérants sont désormais constants dans les décisions relatives à l’authenticité.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°202 du 5 novembre 2004, avec le titre suivant : Les juges et le marché français

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