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Le marché hautement spéculatif des NFT

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 4 mai 2022 - 1025 mots

MONDE

Des données inédites sur l’ampleur et la nature des transactions de NFT sur les plateformes spécialisées confirment le caractère inflammable du secteur.

Fidenza #313 (vendu 1 000 ETH, le 23/08/21) et Fidenza #177 (vendu 25 ETH, le 18/07/21) créés par Tyler Hobbs
Les NFT Fidenza #313 (vendu 1 000 ETH, le 23/08/21) et Fidenza #177 (vendu 25 ETH, le 18/07/21) créés par Tyler Hobbs.
© Tyler Hobbs / OpenSea

Le rapport sur le marché de l’art de Clare McAndrew, sponsorisé par Art Basel, consacre cette année un chapitre entier au marché des NFT [Non-Fungible Token], qui donne froid dans le dos. Insignifiant il y a encore seulement deux ans (4,6 millions de dollars), il a bondi à 11,1 milliards de dollars en 2021 alors que le marché traditionnel de l’art pèse 65 milliards de dollars. Comment ce marché qui n’a que quatre ans a-t-il pu se développer à ce point ?

À ce stade, quelques définitions doivent être posées pour bien comprendre les enjeux. Ces 11,1 milliards de dollars qui viennent s’ajouter aux 65 milliards correspondent aux seules œuvres d’art et collectibles [collections] (vignettes, éditions, multiples), certifiés par un NFT vendus sur les nouvelles plateformes que sont OpenSea, Rarible, SuperRare... Ils ne comprennent pas les NFT vendus par les acteurs traditionnels du marché de l’art, dont l’œuvre présentée aux enchères en mars 2021, Everydays de l’artiste américain Beeple et adjugée 69 millions de dollars par Christie’s. Cette distinction entre les NFT vendus chez les acteurs traditionnels et les NFT vendus sur les plateformes montre bien l’embarras des experts à l’égard de ces nouveaux canaux.

Durée de revente : 33 jours en moyenne

Les collectibles constituent la part la plus importante des 11,1 milliards de dollars avec un chiffre d’affaires de 8,6 milliards de dollars. Tout le monde connaît aujourd’hui les « CryptoPunks », une collection de 10 000 visages très pixelisés dessinés par un algorithme ou les « Bored Ape Yacht Club », une collection de 10 000 vignettes humoristiques de singes. L’une des raisons qui explique le boom de ce marché est qu’il a réussi à aller au-delà du petit milieu des geeks adeptes des cryptomonnaies. Près de 485 000 personnes en ont acheté en 2021 et près de 200 000 en ont vendu. Cette proportion importante de vendeurs montre que l’on est face à un marché très spéculatif. La durée moyenne de revente est de trente-trois jours (!), quand elle est de 25 à 30 ans pour une œuvre d’art classique.

Les acheteurs-revendeurs sont attirés par des prix incroyablement élevés pour des chromos d’une banalité affligeante, confirmant une fois encore l’adage bien connu : « Plus c’est gros, plus ça passe. » Passons sur ces vignettes « Panini » de singes dont on pourrait croire qu’elles sont des blagues de potache, à la différence que ces blagues peuvent se vendre 3 millions de dollars. La qualité esthétique des « œuvres » d’art n’est guère plus élevée. La plupart sont des illustrations animées (des fichiers gif) sans aucun intérêt et pour lesquelles leurs auteurs demandent plusieurs milliers de dollars. Parfois leur valeur peut être multipliée par 1 700 en quelques jours. Ainsi Fidenza #313 [voir ill.], issue d’une série d’images créées par ordinateur par Tyler Hobbs a été « frappée » en juin 2021 ; elle a été vendue une première fois sur la plateforme OpenSea à Oxe716 (pseudonyme) 0,58 Ethereum, puis revendue 1 000 Ethereum deux mois plus tard à Punk6529 (pseudonyme) sans que rien ne justifie cette augmentation (3,3 millions de dollars).

Comme sur un site boursier

Tout se passe comme si l’esthétique importait peu dans la construction de la valeur. Il suffit que l’image soit colorée, simple, et pour certaines dotées d’un graphisme très street art ou d’un humour de collégien. Le plus important est, comme pour les sites boursiers, les informations économiques relatives à l’image mise en vente : la cote de l’œuvre, son évolution, le chiffre d’affaires de l’artiste, les transactions précédentes, les œuvres possédées par les acheteurs (et leur valeur totale). En cela, les plateformes empruntent aussi aux codes du marché de l’art contemporain qui valorisent les artistes achetés par les grands collectionneurs.

L’inflation des prix se nourrit à la fois de la spéculation sur les NFT, mais aussi de celle sur l’Ethereum, la cryptomonnaie la plus utilisée pour les NFT. La valeur de l’Ethereum a été multipliée par 10 en 2021 atteignant 4 000 dollars en novembre, pour redescendre à 2 800 dollars en janvier dernier. Comme pour les cryptomonnaies, les acheteurs de NFT s’enferment dans un monde entièrement numérique, devenant la proie des informations les plus fantaisistes. Une requête Google renvoie sur des dizaines de sites où de soi-disant experts pronostiquent des hausses (toujours des hausses) des cours de l’Ethereum de 100 % à 300 %. Ce sont d’ailleurs deux Indiens enrichis par la spéculation sur les cryptomonnaies qui auraient acheté Everydays de Beeple. L’Ethereum ne valait que 10 dollars au moment de son introduction fin 2016.

Cette auto-conviction collective typique des phénomènes spéculatifs encourage de plus en plus de gens (naïfs ou audacieux) à acheter des NFT payés en Ethereum, sur des marchés très liquides et non régulés. Les transactions sont en effet totalement anonymes sur les plateformes, laissant la porte ouverte à toutes les manipulations. Rien n’empêche un possesseur de NFT de se le vendre à lui-même, sous un autre nom ou pseudonyme afin d’augmenter artificiellement la cote. Si de nombreux galeristes « soutiennent » depuis longtemps la cote de leurs artistes dans les ventes aux enchères classiques, le phénomène prend une ampleur considérable, avec les NFT et les plateformes. La prudence est plus que jamais recommandée, d’autant que les vols de NFT sur ces plateformes se multiplient, tout comme les litiges sur les droits d’auteur.

La fable de la désintermédiation  


Distribution. Le numérique attire de nombreux libertariens, réticents aux pouvoirs étatiques et qui ont trouvé dans Internet un moyen de s’y soustraire partiellement. Mais si la blockchain et les cryptomonnaies échappent à tout contrôle centralisé, ce n’est pas le cas des plateformes de ventes de NFT qui sont des sociétés commerciales appartenant à des individus bien réels ou des fonds d’investissement. Ces sociétés perçoivent une rémunération pour la création et la mise en vente des NFT qui peut aller jusqu’à 20 % du prix. Plus rémunérateur encore, elles touchent une commission sur chaque transaction ultérieure : 2,5 % pour OpenSea. OpenSea vient de lever 300 millions de dollars, portant sa valorisation à 13,3 milliards de dollars, soit un peu plus que le chiffre d’affaires 2021 des NFT.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°588 du 29 avril 2022, avec le titre suivant : Le marché hautement spéculatif des NFT

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