Droit

Le legs du droit de suite : une question de priorité

Par Hélène Brunel · lejournaldesarts.fr

Le 15 mars 2012 - 1146 mots

PARIS

PARIS [15.03.12] – Mardi 13 mars 2012, devant la troisième chambre du tribunal de grande instance de Paris, les Fondations Hartung-Bergman et Giacometti ont sollicité la transmission à la Cour de cassation de la Question prioritaire de constitutionnalité suivante : « Les dispositions de l’article L 123-7 du Code de la propriété intellectuelle, en ce qu’elles excluent du bénéfice du droit de suite les légataires, contreviennent-elles au principe d’égalité consacré par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? ». Le tribunal rendra sa décision en mai ; en attendant, LeJournaldesArts.fr revient sur les principaux éléments du débat soulevés à l’audience. PAR HÉLÈNE BRUNEL

Avant de rapporter les arguments plaidés mardi 13 mars 2012 devant la troisième chambre du tribunal de grande instance de Paris, présidée par Madame Salord, il est important de rappeler ce qu’est une Question prioritaire de constitutionnalité. Il s’agit d’un droit reconnu par la Constitution aux justiciables, parties à un procès ou une instance, qui estiment qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés constitutionnellement garantis. Si cette question est jugée recevable par le Conseil constitutionnel saisi sur renvoi de la Cour de cassation, celui-ci doit se prononcer sur la constitutionnalité de la disposition et décider, le cas échéant, de son abrogation. Mais, pour que le Conseil constitutionnel en soit saisi, il faut d’abord que la transmission de la Question prioritaire de constitutionnalité ait été décidée par le tribunal.

C’est pourquoi, en décembre 2011, la Fondation Alberto et Annette Giacometti déposait un mémoire au greffe. Celle qui avait, en septembre de la même année, attrait l’ADAGP devant le tribunal, soutenait alors que l’article L 123-7 du Code de la propriété intellectuelle portait atteinte au principe d’égalité. Concernant les titulaires du droit de suite, cet article dispose qu’« après le décès de l’auteur, le droit de suite mentionné à l’article L 122-8 subsiste au profit de ses héritiers (…) à l’exclusion de tous légataires et ayants cause, pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années suivantes ». Autrement dit, les fondations qui ne peuvent être titulaires des droits d’un auteur qu’en exécution d’un legs se trouvent exclues du bénéfice du droit de suite par la loi française.

C’est du moins ce que vont faire valoir devant le tribunal les avocats des deux fondations, Maître Dominique de Leusse et Maître Jean Veil. Le premier précise qu’il n’est pas dans son intention « de plaider contre la loi française », « mais que le principe de cette procédure est de mettre en cause la responsabilité de l’ADAGP ». La défenderesse, la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques, est accusée d’avoir commis une faute dans l’exécution du mandat et la gestion des droits qui lui ont été confiées par les fondations, en s’abstenant de redistribuer à ces dernières des sommes collectées au titre du droit de suite dans des pays étrangers où le bénéfice de ce droit est reconnu aux personnes morales. « Aujourd’hui, on me dit que cette question est irrecevable parce que la constitutionnalité de l’article L 123-7 ne s’applique pas au litige. Or, cet article est le pivot même de cette affaire ». Pour exemple, Maître de Leusse invoque l’existence de deux lettres de réclamation adressées par les fondations à l’ADAGP et auxquelles cette dernière répondit « en se servant de l’article comme motif pour refuser de s’acquitter de ses obligations ». « De plus, ajoute-t-il, c’est de l’application de ce texte que dépend la résolution du litige ». Aussi, le critère selon lequel la disposition législative critiquée doit être applicable à la procédure pour que sa constitutionnalité puisse être examinée est-il, pour lui, satisfait.

Pour que le Conseil constitutionnel soit saisi d’une Question prioritaire de constitutionnalité, il est également requis que celle-ci présente l’apparence du sérieux. « Non seulement cette question présente l’apparence du sérieux, mais elle est sérieuse », assure Maître de Leusse, avant de passer la parole à son confrère, Maître Veil. « La jurisprudence admet qu’il soit porté atteinte au principe d’égalité, si la différence de traitement est justifiée par une différence de situations ou un motif d’intérêt général, en rapport avec l’objet de la loi », rappelle Maître Veil. « Or, dans l’esprit du législateur de 1920, ce droit alimentaire qu’est le droit de suite devait garantir la subsistance de tous les héritiers, sans distinction », explique-t-il. « Et c’est d’ailleurs cette absence de différence de situations entre les héritiers ab intestat et les héritiers légataires qui est confirmée par la décision de la Cour de cassation rendue dans l’affaire Braque, lorsque la cour reconnaît que le droit de suite peut être attribué à quelqu’un qui n’est pas lié à l’auteur décédé par le droit du sang ». « Quant au motif d’intérêt général, poursuit Maître Veil, nous ne pouvons le connaître car il n’existe pas ». En 1957, l’article est réformé, les légataires sont exclus, « sans qu’aucune explication ne ressorte des travaux préparatoires du texte modifié ».

Maitre Hélène Dupin, chargée de défendre les intérêts de l’ADAGP, s’oppose à la transmission de cette Question prioritaire de constitutionnalité. « Cette question pourrait faire l’objet d’un débat parlementaire intéressant. Mais, à ce stade de la procédure, il n’y a aucune implication de l’article L 123-7 ». « La procédure au fond n’est qu’un prétexte à cette Question de constitutionnalité », ajoute-telle. Pour l’ADAGP, cette question est irrecevable, car l’action intentée contre elle est fondée sur l’article 1992 du Code civil, soit sur la faute commise par le mandataire dans l’exécution de ses obligations, et non sur le droit de suite. « La vindicte rend aveugle parfois », conclut Maître Dupin. D’après elle, le mandat donné à l’ADAGP par la Fondation Giacometti était « un mandat strict, lequel excluait expressément le droit de suite ». « La fondation ne pouvant recevoir le droit de suite, il était prévu que celui-ci soit versé aux héritiers légaux, personnes physiques », souligne l’avocate après lecture de plusieurs courriers en ce sens. Pour ce qui est ensuite de la Fondation Hartung-Bergman, « celle-ci n’est légataire que des biens de l’artiste situés en France ». En conséquence, Maître Dupin considère que, là non plus, le texte n’est pas applicable à la cause.

Selon Maître Jean-Baptiste Schroeder, l’avocat des consorts Berthoud, ses clients, qui sont les héritiers de sang de Giacometti et les principaux bénéficiaires du droit de suite, ont été « particulièrement choqués » par cette « procédure unilatérale, quasiment clandestine », diligentée sans qu’ils y soient appelés. Pour contester l’applicabilité de l’article au litige et son apparence du sérieux, Maître Schroeder soulève deux questions auxquelles il répond lui-même par la négative. « Si le Conseil devait déclarer l’article inconstitutionnel, est-ce que le litige s’en trouverait modifié ? Je ne crois pas ». « Doit-on considérer que les héritiers ab intestat et les légataires sont dans une situation analogue ? Je ne crois pas ». Enfin, Maître Shroeder constate que ses contradicteurs n’ont pas démontré en quoi l’article L 123-7 du Code de la propriété intellectuelle portait atteinte au principe d’égalité. Début mai, le tribunal décidera, quant à lui, de l’opportunité de transmettre ou non cette Question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation pour renvoi au Conseil constitutionnel.

Légende photo :

Le fronton de la Cour de cassation, juridiction la plus élevée de l'ordre judiciaire français, et seule habilitée à saisir le Conseil constitutionnel sur une Question prioritaire de constitutionnalité - © Photo : myself - 2007 - Licence CC BY-SA 2.5

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