À l’écart de l’effervescence parisienne, de nombreuses galeries d’art moderne et contemporain fleurissent en régions. Elles évoluent sur un marché limité mais sans concurrence, tout en s’ouvrant à l’international.

En mai dernier paraissait aux éditions Bernard Chauveau un ouvrage consacré aux 50 ans de la galerie Catherine Issert, fondée à Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes) en 1975. Sa longévité exceptionnelle, sa trajectoire, indissociable de sa situation géographique – un village du sud de la France aux allures de carte postale – tout comme sa programmation, ouverte à la scène internationale (John M. Armleder, Olivier Mosset, Christo, Lars Frederiksen, Erik Dietman, Pier Paolo Calzolari, Adrian Schiess, Minjung Kim, Thomas Müller) ont fait de cette galerie un cas d’école. Sa notoriété semble à elle seule démontrer qu’il est possible pour une galerie d’exister loin de Paris. Reste que c’est sans doute beaucoup plus difficile, si on en juge par la répartition des structures dans l’Hexagone : sur un total de plus de 340 adhérents, le Comité professionnel des galeries d’art (CPGA) n’en compte ainsi qu’une trentaine en régions.
L’un des principaux obstacles à surmonter en dehors de la capitale ? « La distance avec les centres décisionnels et une couverture médiatique plus limitée », selon Cédric Bacqueville, implanté à Lille depuis 2011, qui ajoute : « Dans les quelques articles citant la galerie, l’épithète “lilloise” est quasiment systématique. » Condescendance ? « La galerie a longtemps souffert du parisianisme, ce n’est plus le cas », constate pour sa part Claire Gastaud, qui a ouvert son espace à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) en 1986. Mais l’éloignement demeure, décuplé par le peu de disponibilité des responsables d’institution, conservateurs et commissaires d’exposition, qui habitent pour leur grande majorité à Paris. Tout comme, d’ailleurs, nombre de collectionneurs.
Car pour l’ensemble des galeries basées en régions, le marché local ne constitue qu’une petite partie de leur socle principal. La plupart calculent même qu’il correspond à moins d’un quart de leurs ventes. « La proportion de collectionneurs régionaux représente environ 20 % de nos transactions », estime par exemple Aurélie Amiot, la directrice artistique de Modulab, ouverte à Metz quelques mois après l’antenne messine du Centre Pompidou, en 2006. Installée à Nançay (Cher), en plein cœur de la Sologne depuis 1976, la Galerie Capazza livre la même appréciation. À Compiègne (Oise) depuis 2017, la Galerie de l’Est fondée par Darya Brient se trouve confrontée à un marché « très étroit », qui représente moins de 5 % de ses ventes, peut-être « faute d’habitude concernant l’art contemporain », juge sa directrice, laquelle espère cependant « construire sa place dans la vie culturelle locale ».
Oniris, qui fêtera l’an prochain à Rennes les 40 ans de son projet, confie quant à elle « travailler de plus en plus souvent sur rendez-vous pour profiter des collectionneurs de passage en Bretagne ». Certes, « les acheteurs sont moins nombreux en province, mais nous bénéficions des contacts que nous avons noués lors de notre installation rue Saint-Sabin, à Paris, jusqu’en 2019, et sur les foires, explique Bertrand Baraudou (Espace à Vendre, Nice). Nous voyons nos collectionneurs parisiens et bruxellois l’été, quand ils passent dans le Sud ».
L’arrivée de nouveaux acteurs (Nathan Chiche à Vantoux [Moselle], Jonathan Roze à Rennes, 193 Gallery à Saint-Tropez…) montre cependant que le fait d’exercer en régions est non seulement possible, mais désirable. Alors que Sultana se délocalise à Arles chaque été depuis 2021, Laurent Godin vient lui d’y emménager. « Ici les gens ne sont pas soumis aux mêmes rythmes. En fin de journée, ils ont du temps pour se rendre dans une galerie », constate l’ex-galeriste parisien, tout en faisant valoir l’attractivité de cette ville du Sud, dont la présence de la fondation Luma Arles et des Rencontres de la photographie drainent un flux touristique de juillet à septembre. Y a-t-il un fantasme de la galerie à la campagne ? Certains marchands se prennent à rêver à voix haute de projets en régions, comme Mariane Ibrahim, qui imagine, en plus de ses espaces à Chicago, Mexico et Paris, impulser un jour, pourquoi pas, une nouvelle aventure à Bordeaux, où elle a passé une partie de son enfance.
Nathan Chiche, lui, n’a pas hésité un instant à se lancer à Vantoux… ou plus exactement, dans une ancienne école dessinée par Jean Prouvé. « J’ai découvert ce bâtiment sur Leboncoin, raconte le jeune galeriste. J’ai tout de suite su que c’était là. Je ne voulais pas débuter avec un white cube anonyme à Paris et y être juste une galerie de plus. » Loin de la pression foncière de la capitale, l’espace est un gain appréciable. « Nous avons la chance d’exploiter un lieu exceptionnel, grand, atypique, très bien situé à proximité de la cathédrale et du Frac Auvergne », se félicite Claire Gastaud. Les larges superficies ouvrent non seulement à d’autres formats d’exposition, mais à des aménagements supplémentaires. Modulab invite ainsi des artistes à fabriquer des estampes et des multiples dans son spacieux atelier de gravure. La galerie Ceysson & Bénétière, qui occupe à Saint-Étienne (Loire) un lieu beaucoup plus vaste que celui dont elle dispose à Paris, dorlote ses collectionneurs grâce à son bistrot et à sa boutique-librairie attenante.
L’absence de galeries concurrentes peut aussi constituer un atout. « La région offre une meilleure visibilité, car nous sommes beaucoup moins nombreux qu’à Paris », estime ainsi Cédric Bacqueville. « Le fait d’être installée à Clermont-Ferrand a permis à la galerie d’acquérir sa renommée », estime Claire Gastaud. « La situation géographique de Capazza – assez isolée et dans une région peu touristique – induit un principe simple : le public qui franchit la porte a fait la démarche de venir, il est donc prédisposé à l’échange. Et nous n’avons pas de concurrence directe sur le “trottoir d’en face” », relève Laura Capazza-Durand.
Pour beaucoup de ces galeries, le territoire sur lequel elles interviennent se révèle également très étendu. Depuis Clermont-Ferrand, la galerie Claire Gastaud opère et rayonne en Auvergne, et jusqu’à Lyon, Grenoble ou Saint-Étienne. Metz est forte de sa dimension transfrontalière avec le Luxembourg, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse. « Nous sommes au centre d’un carrefour, et cette géographie démultiplie les échanges. Paris est à 1 heure 20 en TGV, le Luxembourg à 50 minutes, la Belgique ou l’Allemagne à une heure et la Suisse à 2 heures 30. Il y a un mois, un collectionneur est même venu à vélo depuis la Belgique… et il est reparti avec une petite œuvre de Jean Pierre Raynaud », assure Nathan Chiche.
Preuve de leur vitalité, les galeries en régions continuent de chercher et d’accueillir de nouveaux artistes. « Nous cherchons à nous laisser surprendre par de nouveaux regards, de nouvelles énergies, relate Cédric Bacqueville. Nous attachons de plus en plus d’importance à la capacité des artistes à dialoguer avec les institutions, notamment à l’échelle régionale. » Plusieurs parmi les artistes de la galerie ont été ou sont présents dans des manifestations et des collections locales, indique-t-il : l’Institut pour la photographie (Lille), le LaM (Villeneuve-d’Ascq), La Piscine (Roubaix, projet en 2027), le MUba (Tourcoing), le Musée Matisse (Cateau-Cambrésis) ou encore Lille3000. « Nous accordons une grande attention aux artistes de la région, repérés via nos confrères ou sur recommandation du Frac Grand Large, avec lequel nous dialoguons régulièrement. »
Éloignées du centre parisien, les galeries ne sont pas pour autant à l’abri des changements qui se sont produits ces cinq dernières années, en particulier l’essor du numérique. Certaines l’ont même anticipé. Oniris a très vite pris le tournant du digital. « Nous avons mis en place notre site Internet en 1998, et les premières visites virtuelles de nos expositions en 2019. De fait, la galerie est devenue accessible 24 heures sur 24, ce qui permet de réaliser des ventes dans le monde entier », constate son directeur, Florent Paumelle. « En quelques années, les nouvelles technologies ont radicalement fait évoluer le métier de galeriste, renchérit Claire Gastaud : elles ont aboli les frontières géographiques. » Cédric Bacqueville abonde : « Le monde a changé, et avec lui le comportement des collectionneurs. Les découvertes se font souvent via Instagram ou Artsy. Les ventes se concrétisent davantage à distance. » Résultat, les galeries ont dû s’adapter, professionnaliser leurs réseaux logistiques, collaborer avec des régisseurs à l’étranger, et structurer leur offre de transport afin de pouvoir vendre partout dans le monde. Avec l’apparition des « art advisors », ces conseillers qui achètent pour le compte de leurs clients, elles en viennent à ignorer parfois l’identité de ces derniers. « Aujourd’hui, nos ventes sont surtout hors région et internationales », poursuit Cédric Bacqueville.
Aucune galerie ne fait l’impasse sur la participation aux foires, en France ou à l’étranger. Selon un rythme plus ou moins soutenu. « Nous faisons trois à quatre foires par an », affirme Bertrand Baraudou, fidèle des salons de dessin Drawing Now à Paris et Paréidolie à Marseille, mais qui a aussi pris part à Around Video à Lille, à Ceramic Brussels, et s’est même aventuré en 2019 jusqu’à New York, pour Plan B, une foire pop-up hébergée par la galerie Zwirner. « Assez rapidement, il est devenu évident que sans une ouverture au-delà de la région, je ne pourrais pas maintenir la rentabilité de la galerie, confirme Darya Brient, dont la Galerie de l’Est a fait ses premiers pas sur Art Shopping Paris et Lille Art Up ! en 2019. Les foires sont essentielles pour élargir la visibilité des artistes, nous faire connaître, rencontrer de nouveaux collectionneurs, mais aussi tisser des liens qui peuvent ensuite être maintenus à distance. »
Sans compter qu’une fois hors de l’Hexagone, les spécificités s’effacent. « Nous avons participé à plusieurs reprises à des salons en Europe et plus récemment à l’Armory Show de New York. Les organisateurs de foires à l’étranger regardent notre candidature en tant que “galerie française” et non galerie “en région”. D’ailleurs, les marchés allemand, belge ou américain ignorent le phénomène de l’“hyper-concentration” que nous connaissons en France avec Paris », rapporte Florent Paumelle. Les marchands sont unanimes sur ce point, les foires sont essentielles, non seulement pour vendre, mais pour exister dans l’écosystème. Avec un bémol, bien sûr, les coûts induits. « Nous avons participé ces cinq dernières années à Nada New York et Miami, Art021 Shanghai, Arco Madrid, Artissima Turin, Art Brussels et Art-O-Rama à Marseille, entre autres… Nous ajustons toutefois notre engagement face aux coûts et à la pression croissante, avec la volonté de rester sélectifs et stratégiques », témoigne Nicolas Veidig-Favarel (Double V), dont l’installation à Paris, au 37, rue Chapon, en colocation avec Claire Gastaud, a marqué une étape décisive – et reste, à ce jour un dispositif totalement original. Avec un bilan très positif : ce modèle de partage permet aux deux galeries de développer leur réseau à Paris tout en restant solidement ancrées dans leurs territoires respectifs. Cumulant ainsi les avantages de Paris et de la région.
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Le défi des galeries d’art en régions
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°661 du 19 septembre 2025, avec le titre suivant : Le défi des galeries d’art en régions





