Restitutions

Spoliations

La face cachée de Mondex

Par Estelle Bories · Le Journal des Arts

Le 14 septembre 2016 - 1088 mots

Cet intermédiaire entre les détenteurs actuels et les ayants droit des anciens propriétaires d’œuvres spoliées semble loin de l’image du chevalier blanc qu’il prétend incarner.

Amedeo Modigliani Homme assis appuyé sur une canne (détail)
Amedeo Modigliani, Homme assis appuyé sur une canne (détail), 1918, huile sur toile, collection particulière.
Photo Wikimedia

NEW YORK - Le 25 août dernier, une tentative de conciliation devait avoir lieu à New York concernant la restitution de l’œuvre de Modigliani, L’homme à la canne. Cette affaire oppose depuis 2011 la famille Nahmad (actuelle détentrice de l’œuvre) à Mondex Corp. Cette société intervient pour défendre les intérêts de l’héritier du collectionneur et marchand d’art d’origine juive Oscar Stettiner, supposément spolié de cette peinture pendant la guerre (la preuve d’une éventuelle possession de cette œuvre jusqu’en 1941 est au cœur du litige). Très présent dans l’arène médiatique, James Palmer, le fondateur de Mondex Corp clame haut et fort son souci de faire éclater la vérité sur une affaire qui a connu une série de rebondissements. En réalité, les choses sont beaucoup plus nuancées…

Mondex Corporation a été créée en 1993 par James Palmer en collaboration avec sa femme et assistante, Yelena Yavorska. L’aide à la restitution d’œuvres spoliées pendant la guerre (Looted Art Restitution) est l’un des treize services proposés par la société. D’un point de vue stratégique, Palmer s’est judicieusement positionné : son business model consiste dans la poursuite en justice d’établissements bancaires, de fonds d’investissement, de fondations, d’institutions publiques ou encore de particuliers ayant bénéficié directement ou indirectement de spoliations.

Un intérêt accru pour les œuvres spoliées
Il faut relier le parcours de Mondex à l’émergence, à la fin des années 1990, de plusieurs organismes spécialisés dans la restitution d’œuvres. À bien des égards, la création en 1998 de l’United States Presidential Advisory Commission on Holocaust Assets est déterminante. Le rôle de cette commission consiste à repérer si des biens spoliés sont détenus sur le sol américain. La recherche d’informations a été parallèlement facilitée par la création d’une base de données constamment mise à jour l’ALR (Art Loss Register). Légalement, sa consultation s’impose lors des mises en vente de lots suspects ou à risque (1). En complément de ces dispositifs, la Commission for Art Recovery à New York et l’Holocaust Art Restitution Project incitent les musées et les gouvernements à identifier des œuvres spoliées afin de faciliter les restitutions.

Amedeo Modigliani (1884-1920), Homme assis appuyé sur une canne, 1918, huile sur toile, collection particulière.
Amedeo Modigliani (1884-1920), Homme assis appuyé sur une canne, 1918, huile sur toile, collection particulière.
Photo Wikimedia

Face à la multiplication de ces institutions et à la documentation accrue mise à disposition, on peut s’interroger sur la légitimité de sociétés comme Mondex. Une première réponse à cette question tient au nombre important d’œuvres d’art concernées. Depuis la fin des années 1990, le regain d’intérêt pour la recherche de biens spoliés a été stimulé par la surprise qui s’est emparée de beaucoup d’experts, quand ils ont évalué l’ampleur du nombre d’œuvres supposées spoliées ou volées dans les collections publiques des musées en Europe et aux États-Unis. Parallèlement, Palmer a pu bénéficier de l’accroissement des sources documentaires disponibles et de la constitution d’archives privées sur lesquelles il pouvait s’appuyer pour lancer des demandes de restitution.

L’essor de Mondex s’explique ensuite par l’intérêt de ce type de sociétés à faire réémerger des dossiers de spoliations, l’oubli étant un point clé de ce « marché ». La documentation et les archives permettent en effet de faire remonter à la surface des affaires dont les héritiers potentiels n’avaient jamais entendu parler ou dont les anciens propriétaires avaient fait le deuil. Dernier élément, la forte médiatisation de ces affaires reste un levier incomparable. Palmer se présente volontiers comme un activiste, qui se dresse sur la route des marchands et des institutions coupables de détenir des œuvres arrachées à leurs possesseurs aux heures les plus noires de l’histoire européenne. C’est d’ailleurs cette image qui a largement été véhiculée dans la presse.

[Un paragraphe a été supprimé suite à un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 mai 2020]

Le montant des commissions perçues ne serait pas étranger à la méfiance suscitée par ces actions en justice. Dans certains cas, Mondex peut être amené à encaisser jusqu’à 40 % de la valeur du bien restitué. James Palmer justifie cette pratique en arguant l’ampleur des démarches entreprises pour assurer le succès de ses services : le recours à de nombreux spécialistes (généalogistes, historiens d’art, archivistes, chercheurs etc…) se révélant indispensable.

Sans surprise, Palmer rencontre une résistance farouche de la part des institutions et des spécialistes, qui redoutent à la fois le développement d’un marché parallèle de l’information sur les enquêtes de spoliations, ainsi qu’une marchandisation galopante de la mémoire reposant sur des chantages aux procès. Chantage, le mot est lâché. David Nahmad, dont la stratégie de défense est devenue extrêmement agressive depuis l’affaire des Panama Papers, n’a pas hésité à publier la carte de visite glissée par Palmer sous sa porte de chambre d’hôtel sur laquelle ce dernier laissait entrevoir un possible arrangement…

Le malaise des experts
C’est aussi sur le terrain des archives et le recours aux spécialistes (archivistes, historiens de l’art, galeristes) que les enjeux moraux se complexifient. Dans l’affaire du Modigliani, il est frappant de voir combien Palmer et Nahmad utilisent chacun des preuves en apparence étayées et solides, témoignant du sérieux de la documentation et du travail de recherche d’informations qu’ils mènent conjointement. Quand David Nahmad évoque un document trouvé dans des archives non consultables avant 2022, James Palmer rétorque en mettant en avant d’autres sources documentaires ou en doutant du sérieux de ces découvertes « miraculeuses ». Si ces pratiques paraissent de bonne guerre dans ce type de conflit, les archivistes que nous avons contactés évoquent pourtant la difficulté de leur position déontologique. La connaissance de certaines sources est de nature à favoriser l’une des parties au détriment de l’autre, puisque la communication discrétionnaire de certaines pièces peut changer l’issue du conflit. Les articles consacrés au Modigliani prennent le parti pour l’un ou l’autre camp, ce qui  accentue davantage le flou autour de la découverte permanente de nouvelles archives parisiennes.

Quelle que soit l’issue du procès, cette affaire laissera un certain malaise. Les deux parties ont instrumentalisé la politique de restitution des œuvres spoliées et le désir de justice qui la motivait pour satisfaire des objectifs en apparence éloignés d’une logique de vérité historique. Les débats contradictoires, sans cesse médiatisés par voie de presse, se sont accompagnés de l’utilisation, par Nahmad et Palmer, d’arguments discutables. Les deux protagonistes n’ont pas hésité à utiliser leur judéité pour prouver l’honnêteté de leurs intentions et l’authenticité de leur désir de justice. Il n’est pas certain qu’une cause aussi importante soit tombée dans les meilleures mains…

 

Note

(1) Concernant la France, la commission Mattéoli et la création de la base de données Rose Valland ont permis de prendre en considération le problème et l’ampleur des spoliations.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°463 du 16 septembre 2016, avec le titre suivant : La face cachée de Mondex

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