Ventes aux enchères

Banksy contre le marché : une relation ambiguë

LONDRES / ROYAUME-UNI

Le commerce des multiples versions de Girl with Balloon est florissant alors que le street-artiste dénonce les excès du marché.

Capture d'écran de la vidéo mise en ligne par Banksy et montrant l'autodestruction de son oeuvre lors d'une vente aux enchères chez Sotheby's à Londres, le 5 octobre 2018.
Capture d'écran de la vidéo mise en ligne par Banksy et montrant l'autodestruction de son oeuvre lors d'une vente aux enchères chez Sotheby's à Londres, le 5 octobre 2018.
Photo Banksy
© Banksyfilm

Londres. Banksy aurait-il raté son objectif lorsqu’il entendait dénoncer le 5 octobre 2018 les excès du marché ? Rappelons les événements largement médiatisés à l’époque : après avoir été adjugée pour 1,2 million d’euros (frais inclus) chez Sotheby’s à Londres, une œuvre de sa production, Girl with Balloon [« La Petite Fille au ballon »], peinture au pochoir sur toile, s’autodétruisait et finissait quasiment en lambeaux. Le lendemain, Banksy postait sur Instagram un message revendiquant le geste. Le buzz a été immense, la cote comme les ventes du street-artiste ont explosé. Dans les trois années suivantes, quelque 75 autres exemplaires de l’œuvre Girl with Balloon ont été proposés aux enchères, soit presque deux fois plus que durant les onze années précédentes au cours desquelles seulement 44 œuvres avaient circulé. Des chiffres qui peuvent surprendre relativement à un marché de l’art où la rareté fait en théorie loi.

Mais Girl with Balloon est une œuvre qui est loin d’être unique – si l’on met à part celle qui a été déchiquetée et qui n’en a désormais que plus de valeur – puisque, en 2004, l’éditeur Pictures on Walls avait publié deux éditions, soit 150 pièces signées de l’artiste et 600 non signées. Le prix de vente était alors de 75 livres sterling (87 €) pièce. La quantité de Girl with Balloon en circulation ne se limite pas à ces exemplaires. Si l’on se fie aux indications des œuvres paraissant aux enchères, il existe un tirage en 25 exemplaires sur toile, une édition sur papier vélin de 88 pièces, sans compter les nombreux exemplaires qui paraissent en vente sans qu’ils ne puissent être rattachés à un quelconque tirage numéroté.

Étrangement, les acheteurs ne semblent pas se soucier de cette profusion d’œuvres plus ou moins documentées et le prix moyen payé a quasiment été multiplié par trois après la vente médiatique de 2018, passant de 52 500 euros à 141 360 euros pièce. Assez logiquement, les prix les plus élevés sont atteints pour les tirages les plus limités. Le record est obtenu en 2021 pour Girl with Balloon sur toile produite en 25 exemplaires, avec un prix d’adjudication de quasiment 2 millions. Mais des œuvres tirées en 600 exemplaires peuvent aussi atteindre des montants importants. Cinq ont dépassé les 200 000 euros sur les trois dernières années. Imaginons un instant le chiffre d’affaires cumulé des 600 exemplaires s’ils étaient vendus à cette cote : 120 millions d’euros. Un chiffre qui laisse songeur quant à la rationalité économique des acheteurs.

Orchestration médiatique

Banksy entretient des relations paradoxales avec le marché de l’art. D’un côté, son œuvre dans l’espace public dénonce les dérives de notre société et ses inégalités ; de l’autre, il est l’un des artistes les plus cotés du marché, et ses œuvres, celles en tout cas qui sont revendues sur le second marché, sont en majorité achetées par la fraction la plus aisée de la population. Ses actions contre la spéculation, à chaque fois médiatisées avec une savante orchestration sur son compte Instragram, qui recense plus de 11 millions d’abonnés, ne font que la renforcer. Plus de la moitié des ventes de Girl with Balloon dépassent l’estimation haute, et depuis 2018 le prix atteint le double en moyenne du montant supérieur de l’estimation haute lorsqu’il y a dépassement. Cette seule œuvre, accessible initialement gratuitement dans la rue et à vocation non marchande, aura donc généré un chiffre d’affaires de plus de 15 millions d’euros et le dispositif de broyage censé dénoncer la spéculation l’aura accéléré de façon très significative.

Chez Sotheby’s le 14 octobre

À qui profitent ces ventes ? Nul ne peut le savoir vraiment, du fait de l’anonymat préservé des vendeurs. Sur la période, les droits de suite associés à ces transactions sont de l’ordre de 300 000 euros, dont 60 000 avant le déchiquetage, 130 000 après et 10 000 euros pour la seule vente du 5 octobre. Néanmoins, du fait de son anonymat, rien ne prouve que Banksy soit en mesure de les toucher.

En supposant que Banksy soit sincère dans ses préventions contre le marché, a-t-il perdu la partie ? Rien n’est moins sûr. La hausse de sa notoriété l’assure de toucher des ressources qui lui permettent non seulement de poursuivre son œuvre, mais aussi de gagner beaucoup d’argent pour en faire un usage militant et le redistribuer. Il a ainsi offert à l’hôpital de Southampton (Angleterre) le produit de la vente d’une œuvre retirée du mur où il l’avait initialement apposée, vente qui a atteint chez Christie’s à Londres la somme record de 16,8 millions de livres (19,5 M€) en mars 2021.

Au moment où nous mettons sous presse, cette « Girl with Balloon en lambeaux », rebaptisée Love is in the Bin (« L’Amour est dans la poubelle »), devait retrouver le feu des enchères, chez Sotheby’s Londres le 14 octobre. Multiple désormais unique, il est peu de doute que l’œuvre ne fasse un record. L’adjudication sera-t-elle en deçà des estimations (4,7 à 7 M€), ou dépassera-elle le prix d’un autre « Balloon », la sculpture iconique de Jeff Koons ? Rappelons seulement que les bulles spéculatives comme les ballons finissent toujours par éclater.

La cote de Banksy en vente aux enchères
 Avant le 5 octobre 2018Après le 5 octobre 2018Total (sans la vente du 5 octobre 2018)
Valeur cumulée des ventes2 031 932 €12 235 209 €15 289 656 €
Nombre de ventes4476120
Prix moyen52 501 €141 366 €137 745 €
Prix médian41 304 €99 682 €58 900 €
% de ventes > 100 000 €4 %45 %30 %
NB : Tableau réalisé d’après Artprice. Données en euros constants 2021, ajustement de l’inflation par nos soins.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°575 du 15 octobre 2021, avec le titre suivant : Banksy contre le marché : une relation ambiguë

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