L’État français est contraint de payer plus de 35 millions d’euros au vendeur du « Jardin à Auvers » en raison du préjudice causé par le classement au titre des monuments historiques de ce tableau.

Auvers-sur-Oise, 1890. Connu des paysagistes de l’école de Barbizon puis des impressionnistes, le site d’Auvers-sur-Oise, au nord-ouest de Paris, a été le dernier lieu de résidence du peintre d’origine néerlandaise Vincent Van Gogh (1853-1890). C’est également là que Van Gogh va dépeindre dans ses œuvres la vie paysanne, sa célèbre église et son Jardin à Auvers. En 1955, Jacques Walter achète cette œuvre à New York pour la somme de 1,5 million de francs et la rapporte en France. Quelques années plus tard, les prix s’emballent et les œuvres de Van Gogh atteignent des prix mirobolants : en 1987, ses Tournesols partent pour 24,7 millions de livres (247 millions de francs) à Londres !
Lucide, le collectionneur entend profiter de cet engouement pour se séparer de son Jardin au meilleur prix sur le marché international. En 1982, Jacques Walter sollicite alors une autorisation pour exporter la toile, mais celle-ci est refusée par le ministre de la Culture sur le fondement de la loi du 23 juin 1941 relative à l’exportation des œuvres d’art présentant un intérêt national d’histoire et d’art. Le collectionneur prend son mal en patience et retente sa chance en 1989. Rebelotte, la demande lui est refusée cette fois-ci sur le fondement de la loi du 31 décembre 1913 relative aux monuments historiques qui permet à l’État de classer d’office – sans l’accord des propriétaires – les biens mobiliers. Dont acte par un décret du 28 juillet 1989, dont la légalité est confirmée par le Conseil d’État le 31 juillet 1992.
Dans l’impossibilité de pouvoir sortir son Jardin à Auvers de France, Jacques Walter accuse le coup et, en 1992, cède malgré tout la toile sur le marché français pour la « modique » somme de 55 millions de francs [plus de14 millions d’euros, conversion corrigée de l’inflation] au banquier Jean-Marc Vernes, lequel a été vivement encouragé par l’État qui pense récupérer le tableau à son décès. Cette faible adjudication est un choc pour le collectionneur et le rêve de la Rue de Valois va virer au drame. En effet, Jacques Walter n’a pas dit son dernier mot et décide d’assigner l’État français pour être indemnisé de son préjudice à hauteur de 250 millions de francs (64 millions d’euros), avec intérêts depuis la date du décret, en réparation de son préjudice !
La demande semble perdue d’avance : le 28 mai 1991, la Cour de cassation a refusé toute indemnisation aux frères Schlumpf qui n’avaient pu, là aussi, vendre leur collection d’automobiles anciennes sur le marché international car les véhicules avaient été classés d’office au titre des monuments historiques. Pour les juges, le classement n’était pas à l’origine du préjudice car l’exportation de ces voitures aurait pu être refusée sans paiement d’indemnités, en se fondant sur la loi de 1941. Or cette loi de 1941 ayant été abrogée par une loi du 31 décembre 1992, Jacques Walter pouvait-il voir son préjudice réparé ?
Le 28 mai 1993, le tribunal d’instance de Paris fait droit à la demande et fixe l’indemnité à 422 millions de francs (106 millions d’euros). Pour les juges, le refus d’exportation ne résultait que du classement en tant que monument historique conformément à la loi de 1992 – et non de la loi de 1941 –, ce qui rendait la jurisprudence « Schlumpf » obsolète ! L’État français conteste ce jugement qui prend le contre-pied de la solution traditionnelle attendue. Le 6 juillet 1994, la cour d’appel de Paris confirme l’existence d’un préjudice mais ramène la somme à 145 millions de francs (près de 36 millions d’euros) : c’est-à-dire la différence entre la valeur estimée du tableau de 200 millions de francs et le prix de vente du tableau en France pour 55 millions de francs. Chaque partie étant insatisfaite, la Cour de cassation est saisie. Le 20 février 1996, celle-ci confirme les juges d’appel car « le refus d’autorisation d’exportation notifié à Jacques Walter en octobre 1989 se fondait sur la seule mesure de classement d’office du tableau, qui […] se trouvait ainsi définitivement interdit d’exportation ». Les juges d’appel avaient donc « justement déduit que le préjudice résultant pour Jacques Walter de toute interdiction avait pour seule origine la mesure de classement d’office qui […] ouvrait au propriétaire un droit à indemnisation ». La méthode de calcul est validée compte tenu de la « perte du marché international » et l’État français se voit condamné à payer 145 millions de francs (22 M€) à Jacques Walter !
Cet arrêt a été critiqué par la doctrine de l’époque au motif que le préjudice de Jacques Walter était incertain : était-ce le classement qui avait provoqué la baisse ou les conditions de la vente aux enchères qui n’attiraient pas d’acheteur à un prix supérieur ? Le doute subsiste d’autant plus qu’un des deux refus d’exportation était fondé sur l’ancienne loi de 1941 qui n’impliquait aucune indemnité ! Qu’importe, la cour d’appel de Paris va rapidement condamner l’État français à payer la somme de 25 millions de francs (6 millions d’euros) aux frères Schlumpf en faisant application de cette nouvelle jurisprudence.
Face à cette charge pécuniaire qui a littéralement vidé les caisses de l’État, le ministère de la Culture a donc été incité à ne recourir que de façon exceptionnelle au classement d’office. Il est vrai que le coût des indemnisations déjà accordées par le juge judiciaire pouvait obliger l’État à verser des sommes considérables pour garantir le maintien sur le territoire national d’œuvres d’art qui ne lui appartiennent pas, restent propriétés privées et peuvent même ne pas être présentées au public ! Pour éviter cette situation, une loi du 10 juillet 2000 a souhaité trouver un meilleur équilibre. Aujourd’hui, l’éventuel refus d’exportation n’ouvre plus droit à aucune indemnité et le bien est considéré comme trésor national. L’État dispose d’un délai de trente mois pour faire une offre d’achat au propriétaire et, le cas échéant, ne peut plus refuser de délivrer le certificat, sauf à classer ou inscrire l’œuvre d’art au titre des monuments historiques, mais il s’agit là d’une autre histoire.
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1996, quelle indemnisation pour un Van Gogh classé ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°665 du 14 novembre 2025, avec le titre suivant : 1996, quelle indemnisation pour un Van Gogh classé ?






