Photographe et cinéaste

Raymond Depardon : « Je ne veux pas perdre ma liberté, faire des images pour plaire »

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 26 avril 2016 - 1484 mots

Raymond Depardon évoque le périple en France qui a donné lieu à son documentaire et commente la situation de la photographie.

De 2004 à 2010 Raymond Depardon, après avoir fait plusieurs fois le tour du monde et couvert de nombreux conflits, entame un voyage en France. Vingt ans après La ferme du Garet, vision intime du lieu de son enfance réalisée dans le cadre de la mission photographique de la DATAR, La France de Raymond Depardon ouvrait à son approche du territoire. Pour son nouveau documentaire, Les Habitants, sorti en salle le 27 avril, il a sillonné une nouvelle fois la France à la rencontre des gens dans une caravane aménagée en studio d’enregistrement. Dans la quinzaine de villes moyennes où elle s’est installée, le dispositif choisi a été identique : stationner dans un endroit public et demander aux personnes en train de parler de continuer leur conversation à l’intérieur.

Dans Les Habitants, diverses histoires personnelles se racontent librement sans se soucier de la caméra. S’agit-il de la suite donnée à La France de Raymond Depardon aux photographies réalisées à la chambre, vides de tout individu ?
Tout à fait. Travailler avec une chambre en bois 20 x 25 cm est très contraignant et faire poser les gens me dérangeait. Mais j’aimais les conversations, petits modules sonores spontanés, que j’entendais. Le livre d’Erving Goffman Façons de parler a été aussi un des autres fondements de ce film. Écouter ces temps faibles, comme je les appelle, c’est entendre des petites histoires ordinaires, où une autre histoire de ce monde, une autre France, d’autres actualités se racontent.

Mais pourquoi avoir choisi de prélever uniquement les propos sans les mettre en perspective ?
Justement pour rester sur ces discours spontanés, sur ce qu’ils racontent, disent des hommes et des femmes, de leurs relations, de la société et du langage. Les habitants de ces villes moyennes, qui ne sont ni la France rurale, ni des capitales de région, sont loin d’exprimer la colère ou le vote d’extrême droite. J’ai été surpris d’ailleurs que ni l’un ni l’autre ne transparaissent. Ce qui domine dans leurs conversations, ce sont des histoires de couple, de famille ou de voisinage.

Cela raconte aussi la violence des rapports entre hommes et femmes, est-ce un nouveau cheval de bataille ?
Les femmes toutes générations et origines confondues sont en effet nombreuses à s’exprimer dans mon film. Elles ont une parole libre et font des récits précis des violences qu’elles ont subies. Elles sont en colère. Il est bon qu’on les écoute, on ne peut faire comme si cela n’existait pas. C’est peut-être mon premier film féministe comme dit Claudine (ndlr, Claudine Nougaret productrice et ingénieur du son du film, épouse de Raymond Depardon).

Agnès Varda et JR ont commencé eux aussi à sillonner la France Comment expliquez-vous cet engouement photographique ou documentaire pour le territoire français et ses habitants ?
Que nous soyons plusieurs à avoir envie de filmer les Français n’est pas très étonnant, parce qu’après des années de déconsidération du territoire, nous avons tous envie de ne pas l’abandonner aux extrêmes. Pour ma part avec Claudine, après la tuerie de Charlie Hebdo, nous avons annulé notre projet de fiction au Tchad pour faire un film en France.

La rencontre avec Hervé Chandès directeur de la Fondation Cartier vous a fait basculer dans l’univers de l’art contemporain. En quoi a-t-elle modifié votre approche de la photographie, et du cinéma ?
La rencontre avec Hervé a été très importante, les diverses commandes passées tout en me donnant une grande liberté m’ont obligé à aller plus loin, et différemment.

En même temps, vous n’êtes pas rentré dans le marché de l’art comme Daido Moriyama, soutenu par la Fondation Cartier. À part Magnum, aucune galerie  ne vous représente. Comment l’expliquez-vous ?
Je n’ai jamais cherché à être représenté par une galerie. Je reste hésitant, j’ai peur de perdre de ma liberté, de faire des photographies pour plaire au marché. Et puis, c’est aussi une histoire de rencontres avec un ou une galeriste. Pour l’instant elle ne s’est pas produite. Mais en réalité, cela ne me passionne pas vraiment, je préfère produire de nouvelles images.

Faut-il y voir aussi une fidélité à Magnum ?

Non. Vendre une photo me fait plaisir, mais ce n’est pas suffisant. J’en ai vendu un certain nombre sur la France. Ces ventes m’ont donné une liberté supplémentaire, mais je ne recherche pas ça. Ce qui me motive ce sont les voyages, les situations que je vis. J’ai plein d’endroits en France et de par le monde, où je veux retourner afin de poursuivre ou boucler le travail entamé : Les Cévennes, la Patagonie…

Sebastião Salgado, Bruno Barbey et Jean Gaumy ont été élus à l’Académie des beaux-arts, tous trois membres ou ancien de Magnum. Pourquoi avoir refusé la sollicitation qui vous a été faite de candidater ?

Il y a dix ans, le secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts était venu me voir. Pour la première fois, l’Académie des beaux-arts créait deux fauteuils en photographie. Je suis allé voir Sebastião pour lui proposer de rentrer avec moi. Il n’était pas intéressé. Lors de l’élection, c’est Lucien Clergue et Yann Arthus-Bertrand qui ont été élus. Je n’avais pas su œuvrer à mon élection, c’est-à-dire aller rencontrer tel ou tel académicien. Quand Yann et Sebastião sont venus me proposer de candidater, je leur ai dit que cela ne m’intéressait plus. Dans ma vie, je me suis beaucoup occupé d’agences photos en tant que cofondateur de Gamma et ancien vice-président du bureau de Magnum Paris. Maintenant je n’ai plus de temps à perdre, j’ai envie de voyager, de faire des films ou des photos.

Visual China Group (VCG) a confié sa distribution internationale hors de la Chine à Getty images, sachant que Corbis a racheté en 1999 Sygma, elle-même émanation de Gamma après le départ d’Hubert Henrotte... Comment le co-créateur de Gamma que vous êtes, a réagi à la vente par Bill Gates de Corbis à VCG ?
Quand il y a eu la scission en 1973, il y a des photographes qui m’ont dit que sans Henrotte, sans père, sans rédacteur en chef, j’étais incapable d’être photographe. Mon côté paysan m’a sauvé. Je n’ai jamais eu, ni pu avoir de liens de subordination. Eux ont accepté. Ils n’ont raisonné qu’en termes de garantie. Leurs photos ne leur appartiennent plus, il faut assumer. Quand j’ai quitté Gamma, j’ai repris l’ensemble de mes photographies pour les confier à Magnum, car je sais qu’elles sont à moi. C’est le fondement de notre coopérative qui ne dépend de personne et qui ne peut être rachetée. Quant à mes contacts, ils sont chez moi. Les nouvelles générations de collectifs du type Tendance Floue ou Myop sont d’ailleurs proches de ma manière de fonctionner avec mes photos. Il reste qu’il faudra être vigilant sur le sort de certaines photographies, notamment celles prises place Tian’anmen.

À cet égard, l’avenir de vos archives vous inquiète-t-il ? Pourriez-vous imaginer de créer une fondation à l’image de celle créée par Henri Cartier-Bresson et Martine Franck ou de Sebastião Salgado ?
Je n’envisage pas de monter une fondation personnelle, je produis mes propres films avec notre maison de production, je n’ai pas encore trouvé la solution idéale pour mes archives photographiques. Et la Magnum Foundation, installée aux États-Unis, est un peu loin pour moi.

Quelle réaction a suscité en vous la confirmation en appel de la condamnation de Marie-Laure de Decker, à qui l’on a reproché d’exploiter sans droit les fichiers numériques fabriqués par Gamma ?
Les scans appartiennent à ceux qui les financent (agent, diffuseur, éditeur). C’est pour cela que je les paie systématiquement. Dans le cas de Marie-Laure de Decker, je trouve complètement fou de voir cette histoire de fichier numérique utilisée pour sa page Facebook, se retrouver devant un tribunal. Cela aurait dû se régler à l’amiable car l’enjeu était personnel. On pouvait comprendre l’utilisation qu’elle en avait faite pour elle.

Le Monde a été pris à partie pour avoir publié la photographie prise à l’aéroport de Bruxelles de deux femmes ensanglantées et choquées. Cette image, largement diffusée a été perçue comme humiliante et comme un viol de l’intimité d’une victime. Fallait-il la montrer ?
Je ne pense pas. Lors des attentats aux gares de Port-Royal et de Saint-Michel de telles images n’ont pas été montrées par respect envers des victimes, de leur famille et leurs proches. Ces images de violence n’apportent rien, je ne les regarde d’ailleurs plus. Des cas toutefois existent, où il faut que l’image soit montrée. Je pense que le fait d’avoir interdit par exemple la diffusion des images de l’assassinat du préfet Claude Érignac a été une erreur. Comme l’a dit, lors d’un meeting de Magnum, un photographe à cette époque : « il n’y a donc pas eu de préfet tué en Corse ». Dans ce cas, il faut faire attention à ne pas faire disparaître les preuves photographiques de cette violence toute horrible qu’elle soit.

Légende photo

Raymond Depardon. © Widbunch.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°456 du 29 avril 2016, avec le titre suivant : Raymond Depardon : « Je ne veux pas perdre ma liberté, faire des images pour plaire »

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