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Hubert Védrine : « La multiplication du nombre d’acteurs influents »

Ancien ministre des Affaires étrangères

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 25 mars 2014 - 2383 mots

L'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine décrit les mutations géopolitiques de ces vingt dernières années.

Hubert Védrine connaît bien le monde et la place de la France en son sein pour avoir été conseiller à la cellule diplomatique de l’Élysée de 1981 à 1986, secrétaire général de la présidence de la République de 1991 à 1995 et ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002. Il est l’auteur en 2007 d’un rapport sur la mondialisation à la demande de Nicolas Sarkozy et d’un rapport sur l’OTAN en 2012, commandé par François Hollande. Cet énarque, diplômé de Science Po Paris est le témoin idéal pour décrire les grandes mutations qui traversent la planète depuis vingt ans, en toile de fond à notre dossier (pages 17 à 36) sur ce qui a changé dans le monde de l’art.

Qu’est-ce qui a fondamentalement changé dans le monde d’un point de vue géopolitique en vingt ans ?
C’est d’abord la fin du monopole occidental sur la conduite des affaires du monde. Je dis bien la fin du monopole et pas la fin de la puissance occidentale. Le monde de la guerre froide a pris fin en 1991 avec la disparition de l’URSS. Les idéalistes ont interprété la suite comme étant la « Communauté internationale », un objectif plutôt qu’une réalité. Les Américains ont d’abord pensé, eux, que ce nouvel ordre mondial fonctionnerait sous leur leadership bienveillant et éclairé. Mais contrairement à la thèse de Francis Fukuyama à l’époque sur « la fin de l’histoire », l’histoire s’est remise en marche, et elle a conduit à un monde dans lequel les Occidentaux n’ont plus le contrôle exclusif des mécanismes du pouvoir dans le monde. C’est un changement énorme. C’est ensuite la multiplication du nombre d’acteurs influents. Multiplication de pays émergents – une cinquantaine –, mais aussi multiplication d’acteurs non publics comme les entreprises mondiales, les médias, les ONG, les autorités spirituelles (le pape, le dalaï-lama, etc.), des organismes indépendants comme le comité olympique ou le jury Nobel, sans oublier l’économie illégale que certains spécialistes évaluent de 5 à 10 % du PIB mondial. De même que l’Occident n’a plus le monopole du pouvoir, les États n’ont plus eux-mêmes le monopole des relations internationales. Certains s’en réjouissent.

Il n’y a donc pas de nouveau centre de gravité ?
Non, pas vraiment. C’est plus diffus, plus éclaté. Après la Seconde Guerre mondiale il y avait le bloc occidental, le bloc soviétique et le tiers-monde, pour le contrôle duquel se concurrençaient les deux premiers. Aujourd’hui tout a changé avec les pays émergents. Tous ces pays, à commencer par la Chine, qui ont connu un développement extraordinaire depuis vingt ou trente ans, connaissent maintenant des problèmes internes gigantesques. Pour être un vrai centre mondial, il ne faut pas simplement disposer du hard power (l’économie, la monnaie), mais il faut aussi avoir le soft power, l’image, l’attractivité. Les Américains l’ont construit au fil du temps, avec la langue, le cinéma, 1945, etc. Je ne crois pas que cela va se reproduire à l’identique avec une autre puissance. Pour certains spécialistes, surtout français, nous serions déjà dans un monde multipolaire, mais certains pôles montent et d’autres descendent, et la liste des pôles est incertaine. Pour d’autres spécialistes, il n’y a pas de pôles, et on vivrait dans un monde « apolaire ». D’autres encore, je l’ai dit, croient à la communauté internationale, réalisée dans le système multilatéral, mais c’est trop abstrait. On a créé le G20, très bien, mais ce n’est qu’une enceinte, le nom de la salle en quelque sorte, comme pour l’ONU, ce n’est pas une entité en soi, tout dépend des rapports de force en leur sein. Tout cela est très complexe et il y a du vrai dans toutes ces explications en même temps, et l’analyse n’est pas la même selon qu’on se place sur le plan militaire, le plan économique et financier, le plan culturel etc.

Et la Chine ? N’a-t-elle pas une volonté impérialiste ?
Je ne pense pas qu’on puisse tout à fait prêter à la Chine de demain, les intentions des impérialismes d’autrefois. Les Chinois n’ont pas de projet de conquête. Ils n’ont jamais été prosélytes, ni obsédés comme certains Occidentaux ou musulmans le sont, par le fait de convertir les autres. L’Occident qui, depuis saint Paul, voulait « évangéliser toutes les nations », veut « droit-de-l’hommiser » le reste du monde. Il est presque identifié à cela. La Chine, non. Il n’empêche que la montée en puissance a sa propre logique… Depuis que Deng Xiaoping a libéré l’économie chinoise dans les années 1980 sur un mode capitalisme sauvage « Far West » tout en gardant le contrôle politique, il y a 1,3 milliard de chinois qui travaillent presque jour et nuit ! La Chine veut donc s’assurer des débouchés commerciaux et sécuriser ses approvisionnements au Chili, en Australie, en Afrique… et avoir une influence dominante dans sa zone au sens large et sur la route de ses fournisseurs, ce qu’avait fait par exemple l’Angleterre sur la route des Indes. Mais son évolution future dépendra aussi de ce qu’il y aura « en face » : il y a une interaction entre la Chine et le reste du monde, et il y a une coalition des inquiétudes face à la Chine. Elle en tiendra compte. La Chine et les États-Unis ne dirigeront pas non plus à eux seuls le monde. Ils sont économiquement interdépendants et auront à gérer des choses ensemble, mais pas dans un « G2 » comme on le lit ici ou là, car ils seront aussi rivaux ; et il y aura toujours un Poutine ou un Netanyahou qui n’en fera qu’à sa tête.

Quelle est votre définition de la mondialisation ?
On pourrait presque dire qu’il y a « mondialisation » depuis que le chasseur homo erectus, en pourchassant le gibier, a quitté son Afrique natale. Les historiens parlent de mondialisation ibéro-américaine à propos de la conquête des Amériques par le Portugal et l’Espagne. Plus proche de nous, il y a eu une mondialisation britannique de 1850 à 1914. En 1913, on circulait partout dans le monde plus facilement qu’aujourd’hui – hommes, finances – il y avait moins de formalités, tout était plus fluide. Mais ce dont on parle aujourd’hui, c’est de l’américano-globalisation, qui est la combinaison de plusieurs phénomènes. D’abord la puissance, la première économie au monde, une économie de marché très dérégulée, car au même moment triomphe l’idéologie de l’école de Chicago, un courant de pensée fort dans les années 1970 qui a inspiré les politiques de Margaret Thatcher puis de Ronald Reagan et du FMI, puis de nombreux pays quasiment dans le monde entier à l’exception, en partie, de la France. Ensuite – et l’on ne comprend pas la mondialisation si l’on n’a pas cela à l’esprit –, ce phénomène a eu lieu en même temps que des bonds technologiques aussi importants qu’en son temps la boussole : l’effondrement du coût des transports et le développement spectaculaire des technologies de l’information et de la communication. La révolution numérique a amplifié de façon exponentielle la puissance économique des États-Unis. Le monde s’est aussi progressivement décompartimenté : plus aucune région du monde n’est restée à l’écart de ce mouvement, à l’exception de la Corée du Nord. Ce n’est pas simplement un changement d’échelle, c’est aussi un changement de nature. Les entités préexistantes n’ont pas disparu ; je ne crois pas à la dissolution des nations par exemple, elles ont simplement pris de plein fouet la mondialisation. Cela dit, distinguons : il y a eu des mondialisateurs et des mondialisés. Des entités, pays, entreprises, individus, intellectuels, idéologues, inventeurs qui ont imposé la mondialisation, plus ou moins consciemment, qui ont été des minorités mondialisatrices agissantes. Et il y a les mondialisés, l’immense majorité de la population mondiale qui n’a pas demandé à entrer dans une compétition générale. Après, il y a ceux qui s’adaptent, ou non, qui en tirent parti, ou non. Cela crée une énorme tension.

La montée en puissance de l’islamisme radical date-t-elle de ces vingt dernières années ?

Non, l’islamisme radical est un courant plus ancien. Dans l’islam, il y a toujours eu des mouvements qui voulaient revenir à la pureté d’origine, celle de Mahomet et interprétaient le Coran, et la charia, au pied de la lettre. Mais je vous ferai remarquer qu’à l’exception du protestantisme, ce retour au moment antérieur de perfection se rencontre dans toutes les religions révélées. C’est l’équivalent, mais de manière combative et non pas théologique, de ce qui a existé au sein des ordres monastiques chrétiens, où tous les deux ou trois siècles un réformateur fondamentaliste appelait à revenir à la règle de saint Benoît. Confronté depuis plus de deux siècles au dynamisme économique, politique et démographique de l’Europe, le monde musulman a déjà connu de telles réactions, mais elles se tournaient souvent aussi contre les régimes en place, accusés de corruption. Mais s’agissant de la période contemporaine, c’est la révolution islamique chiite en Iran en 1979 qui est le grand déclencheur. En principe les sunnites auraient dû y être hostiles. Sauf que le discours islamiste radical, séduisant pour les masses arabes déshéritées, a fini par transcender ce clivage. L’Occident n’est pas la cible prioritaire – pensez aux victimes d’attentats terroristes, plus nombreux dans le monde arabe qu’en Occident et aux 200 000 morts de la guerre civile en Algérie dans la décennie 1990, à la Syrie… –, mais il en est une. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais nous en vivons une phase intense.

1994, c’est l’année du massacre des Tutsis au Rwanda et du siège de Sarajevo. Vivons-nous dans un monde plus apaisé qu’il y a vingt ans ?
Je ne dirais pas encore apaisé, mais il y a moins de conflits. Dans l’Atlas des crises et des conflits (éd. Armand Colin, 2013) que nous avons publié avec Pascal Boniface, nous relevons que la tendance est à la diminution des conflits interétatiques. Dans l’affaire du Rwanda, le génocide aurait fait 800 000 victimes. Ensuite, au Kivu (Congo), les affrontements congolais/rwandais/ougandais auraient fait selon l’ONU de 3 à 4 millions de morts. Plusieurs autres conflits en Afrique ont fait des millions de morts : Angola, Mozambique. Heureusement, il y a de moins en moins de conflits de ce type. Bien entendu, rien ne ressemble aux grandes guerres du XXe siècle (la Seconde Guerre mondiale a fait 50 millions de morts !). Il y a beaucoup de tensions, comme en ce moment en Crimée, mais cela ne veut pas dire que cela va dégénérer en guerre. Cela dit le ressenti est plus important, les gens sont plus informés qu’avant, en permanence sur un mode fébrile, et le niveau de vie ayant augmenté partout, ils ont plus de temps pour s’informer sur ce qui se passe dans le monde.

Vous dites que les gens sont plus informés, sont-ils aussi plus individualistes ?

Oui c’est évident. Plus les sociétés se développent, plus les individus sont éduqués, informés, connectés, moins ils supportent les tutelles, les hiérarchies et les cadres des sociétés anciennes. D’une façon générale, l’exercice de l’autorité, même démocratique et légitime, est devenu plus complexe, voire impossible. C’est tout le problème de la démocratie représentative.

Un aspect de la mondialisation est la financiarisation de la planète, quelle est ici la problématique ?
Il n’était pas fatal que l’économie de marché globale soit autant dérégulée et financiarisée. Il faut des banques pour aider les gens à investir, accorder des prêts, faire marcher l’économie. Ça a toujours existé. Pour financer les caravelles de Christophe Colomb par exemple, il fallait des banquiers ou des rois. Mais la dérégulation, le recours à des algorithmes et des logiciels sophistiqués et puissants ont généré des masses financières gigantesques et ont fait triompher la sphère financière sur l’économie réelle. Si une banque n’est pas cadrée dans des règles contraignantes, elle préférera forcément aller sur le marché spéculatif et gagner en une journée ce qu’elle gagnera dans dix ans si elle a fait un investissement judicieux. C’est tout l’enjeu de la rerégulation de la mondialisation.

Vous venez de publier un livre (La France au défi, éd. Fayard) sur les blocages français face à la réforme, comment s’analysent-ils ?
Je suis frappé par le contraste entre la capacité historique des Français à s’adapter ou à se redresser, et le manque actuel de confiance en eux pour des raisons politiques, psychologiques et économiques. J’essaye d’aller aux sources de ce pessimisme morbide : situation économique angoissante, inquiétude pour l’avenir des enfants, un pays prétentieux et vexé, animé par l’idée erronée d’une grande France universaliste alors qu’il faut négocier avec tout le monde, et d’abord en Europe, croyance naïve dans la communauté internationale, croyance dans le tout politique alors qu’on est dans un monde marqué par le tout économique, etc. Presque tous les pays d’Europe, quel que soit leur gouvernement, ont ramené le poids de la dépense publique à un niveau qui n’asphyxie plus leur économie. La France devrait s’enhardir et retrouver confiance en elle. Mais c’est très compliqué de faire des réformes dans notre société, je parle d’un système autobloquant, une combinaison de freinages politique, institutionnel et médiatique. Compte tenu de la difficulté des partis politiques de gouvernement de se libérer de leurs extrémistes, j’arrive à l’idée d’une grande coalition pour la réforme. Il devrait être possible pour une période courte, de trouver un accord bipartisan pour mener quelques réformes clefs (finances publiques, simplification territoriale, compétitivité des entreprises).

Le concept « d’exception culturelle » soutenue par la France date de 1993, comment a-t-il prospéré ?
L’exception culturelle est une bonne chose, mais pas comme on le croit. C’est défendable de dire : « dans certaines négociations, on va faire exception pour certaines activités culturelles. » L’approche dans l’Organisation mondiale du commerce n’est que mercantile et ne prend pas en compte, le social, l’écologique, le culturel. La France se serait banalisée s’il n’y avait pas eu ce rempart. Pour autant ce n’est pas un thème séduisant pour les autres pays. On ne peut pas rassembler autour de ce mot d’ordre. Ainsi que me l’a dit une ministre mexicaine francophone en 1997, lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères, cette expression est trop prétentieuse et autocentrée. Le bon objectif c’est celui de la diversité culturelle, l’exception culturelle n’est pas un but en soi, mais un moyen pour y parvenir. Avec ce discours-là, le monde peut vous entendre.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Hubert Védrine : « La multiplication du nombre d’acteurs influents »

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