La Maison de Victor-Hugo ouvre une exposition inédite qui révèle une activité intime de l’écrivain : la décoration. Tant pour ses pièces de théâtre que dans ses intérieurs familiaux, Victor Hugo modifie sans cesse les décors, se montrant curieux et méticuleux dans le choix et l’assemblage d’objets et de meubles. Une passion étonnante à découvrir place des Vosges, à Paris.
Les Misérables, Notre-Dame de Paris, Hernani, tout le monde connaît Victor Hugo (1802-1885), l’écrivain. Depuis peu, nous sommes aussi familiers du dessinateur de génie, dont les feuilles envoûtantes se dévoilent au gré des expositions et publications. Une révélation, puisque leur auteur réservait ce jardin secret à ses intimes. Il en est de même pour son autre passion, encore plus dévorante : la décoration. Romancier, poète, metteur en scène et homme politique engagé, Hugo était un hyperactif qui s’est donné corps et âme à toutes ses activités. En matière de décor, il a mis la main à la pâte dans le feu de l’action : lors de la première de sa pièce Lucrèce Borgia au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, en 1833, il remarque qu’une porte ne correspond pas à sa vision du décor ; il demande aussitôt qu’on lui apporte pinceaux et pots de peinture pour y remédier pendant l’entracte ! L’anecdote, si elle prête à sourire éclaire, aussi sur son caractère obsessionnel. Très attentif aux scénographies des décorateurs qui travaillent pour lui, le dramaturge leur fournit des croquis et précise ses attentes dans des didascalies de plus en plus développées. Étonnamment, celui qui affirme « j’étais né pour être décorateur » ne franchit jamais le cap de réaliser les décors de ses pièces. Sans doute car il ne souhaite pas montrer cette facette privée de sa personnalité au public.
Dans un savoureux aller-retour entre l’art et la vie, il reprend toutefois dans son antre les recettes du décor de théâtre romantique : des effets scénographiques puissants, pour ne pas dire tape-à-l’œil. Le décor rime chez lui avec exubérance et éclectisme. « L’esprit comme la nature a horreur du vide. Dans le vide, la nature met l’amour. » Sans doute, en griffonnant ces mots dans L’Homme qui rit (1869)pense-t-il à sa propre manie. « On peut dire que c’est un décorateur de la seconde peau », avance Gérard Audinet, directeur des Maisons Victor-Hugo. « Il ne laisse aucun espace vide, il traite les murs, les plafonds et les sols en les doublant d’une nouvelle peau, en jouant sur les matériaux. Les contrastes entre brillant, mat, lisse, velouté l’intéressent beaucoup. »
Bois foncé, damas grenat, boiseries imitant l’art asiatique, céramiques à profusion voisinent ainsi avec des papiers peints aux imprimés all-over, des tapisseries de perles et des objets métalliques. Ce pot-pourri crée une débauche ornementale assumée et même revendiquée dès ses premiers décors. Car ce genre l’intéresse précocement, s’inscrivant en cela dans le romantisme. Plus que tout autre, le chef de file du mouvement se doit évidemment d’avoir un intérieur romantique et de vivre littéralement au milieu de son cénacle. Les peintres et les sculpteurs qu’il défend et dont il partage l’esthétique sont ainsi omniprésents entre ses murs. Tout comme les objets gothiques, mais aussi typiquement Louis XIII et les chinoiseries qui sont des marqueurs culturels fondamentaux pour cette génération. Tous ces éléments sont accumulés dans une mise en scène faussement désordonnée mais, en réalité, savamment étudiée, évoquant « l’encombrement des richesses ». Cet amoncellement d’œuvres et d’objets d’art est ainsi pensé pour refléter une image de sa réussite et du foisonnement de son esprit fougueux et original.
Hugo a toujours été locataire à Paris, par conséquent les décors qu’il imagine pour ses appartements ont hélas disparu. Les seules réalisations conservées sont celles de sa maison d’exil à Guernesey, ainsi que les décors conçus pour les habitations successives de sa maîtresse sur l’île, en partie réinstallés dans le musée parisien. En 1852, quand l’écrivain doit quitter sa patrie en raison de ses positions ouvertement hostiles à l’Empereur, la famille se résout à vendre presque tout son mobilier. Les exilés ont besoin de liquidités car les textes du proscrit ne sont plus publiés ni joués en France, les privant de copieux droits d’auteur qui leur assuraient un niveau de vie plus que confortable. De plus, ils craignent que les biens soient saisis par le pouvoir. Les Hugo ne conservent donc qu’une infime partie des objets accumulés au cours d’un quart de siècle de chine. Une fois installé à Hauteville House sur l’île de Guernesey, l’écrivain rachète quantité d’objets pour meubler et décorer la demeure, tandis que sa fidèle maîtresse participe à ce chantier en lui donnant des tapisseries toujours accrochées aux murs des salons.
Sa maîtresse, Juliette Drouet (1806-1883), qu’il aime pendant un demi-siècle, occupe en effet une place à part dans cette collectionnite envahissante. « Ils partagent une grande complicité bibelotière et décorative ; les échanges d’objets, les dons et les projets décoratifs sont de l’ordre du discours amoureux », confirme Gérard Audinet. « Il y a continuellement des allers-retours entre les décors pour Juliette et pour Hauteville House, c’est un dialogue sentimental qui se poursuit d’une maison à l’autre. Quand il crée des panneaux gravés et peints pour Juliette, il fait la même chose pour sa chambre. Il y a un parallélisme très touchant entre ces deux maisons. » De la même manière qu’elle est sa « seconde femme », les lieux qu’elle occupe sont aussi la deuxième maison d’Hugo, d’où cette duplication des décors intérieurs. Clin d’œil des amants, les décors imaginés pour sa maîtresse ont été démontés et réinstallés dans le musée parisien, place de Vosges (4e arr.), brouillant encore plus les frontières. Dans ce que l’on nomme à tort le « salon chinois » se trouvent des panneaux peints et gravés non pas en Chine, mais bien par l’écrivain en personne. Un œil aguerri peut d’ailleurs discerner des détails exquis tels les monogrammes des amoureux liés à des personnages totalement fantaisistes : la silhouette de l’acrobate forme ainsi ingénieusement les initiales de l’auteur. À la manière d’un designer, il crée également des meubles sur mesure pour sa belle, à l’image d’une table à abattant pleine de malice. Source d’inspiration, sa bien-aimée n’est toutefois pas une muse alanguie mais, au contraire, très active dans ce hobby. Elle collectionne, fait du repérage et lui signale des objets remarquables ou insolites. C’est notamment elle qui repère le feutre imprimé dont il tapisse une partie de la maison familiale et celle de sa maîtresse. Les tourtereaux prospectent par ailleurs assidûment chez les brocanteurs de l’île ; jamais rassasiés de trouvailles en objets médiévaux, Renaissance ou exotiques avec une inclination particulière pour les cabinets gothiques et les coffres. Sa dulcinée raille toutefois le caractère excessif du chineur dans une missive restée fameuse de 1857 : « J’ai le sentiment du bric-à-brac, vous en avez le vice ; je convoite discrètement la moindre babiole, vous, vous demandez cyniquement les trépieds les plus exorbitants », le tance-t-elle.
Compulsif. Le mot n’est pas trop fort au regard de l’hallucinante quantité d’objets éclectiques qu’il a accumulés, à tel point qu’il aménage une pièce en réserve pour stocker les objets qui n’ont pas encore trouvé leur destination. S’il nourrit des tropismes affirmés tout au long de sa vie, notamment le Moyen Âge et l’Orient, on observe aussi une forme d’opportunisme et une immense curiosité. « Il est très ouvert à la trouvaille, c’est son côté pré-surréaliste. Y compris la trouvaille des autres. Par exemple, il laisse son fils acheter des objets à Londres et les intègre ensuite dans son décorum », remarque Gérard Audinet. « Hugo est amateur de nouveauté et de surprise. Dès qu’un objet le séduit par un aspect inhabituel, surprenant ou rare, il l’achète. » Guernesey est une île où transitent de nombreux militaires qui charrient parfois des pièces exotiques, à l’instar du tapa maori qu’il achète et qui trahit sa grande curiosité, à une époque où personne ne s’intéresse à ce type de pièces. Outre la chasse aux trésors, son grand plaisir est de recomposer des meubles pour lui et Juliette. Tel un designer, choisissant la couleur et la forme, il dirige une équipe de menuisiers et de peintres. Il leur fait démanteler des meubles, puis les réassembler selon ses dessins, en fonction d’envies ou de besoins particuliers. Il entraîne également son foyer dans cette marotte ; son épouse Adèle Foucher (1803-1868) enveloppe des cadres de velours, son fils Charles peint sur des meubles et des miroirs et Hugo réalise aussi des meubles pour ses fils. Pour François-Victor, il personnalise ainsi un coffre ancien en l’agrémentant du monogramme FVH enserré dans la végétation. Cette étonnante réappropriation des objets fait partie de sa démarche globale. De fait, il intègre constamment des choses ; assemblant avec beaucoup de légèreté des matériaux, des époques et des géographies variés dans un étonnant esprit de collage.
Le goût de l’auteur des Misérables pour l’architecture intérieure n’est toutefois pas un cas isolé. Alexandre Dumas se sentait une vocation de décorateur, tandis qu’Eugène Sue a également décoré sa maison, comme Guy de Maupassant et Gérard de Nerval. « Ils avaient en commun une sensibilité à la poésie de l’objet, à sa bizarrerie et au support de rêves qu’il peut être », souligne Gérard Audinet. « Toutefois, Hugo organise cela de manière très profonde, très réfléchie tout en y mêlant une certaine fantaisie. Il crée en quelque sorte un décor philosophique. » Sa démarche est en effet singulière, en raison de son ampleur, mais aussi du sens qu’il donne à ses projets. Le plus emblématique est évidemment Hauteville House, la maison de l’exil, avec toute la symbolique que cela implique. Le lieu abonde ainsi en allusions autobiographiques et en références mémorielles. Un œil aiguisé saura, par exemple, lire un message politique dans la spectaculaire ostentation du service en porcelaine de Sèvres que lui a offert le roi Charles X. Mais aussi identifier les références à Léopoldine, sa fille disparue, dans les nombreuses fleurs qui remplissent la maison. Aux murs, quantité de devises en latin interpellent également, apportant un sous-texte métaphysique et religieux assez déroutant. « Pour Hugo, le décor est une façon de rendre concrètes ses valeurs et de mettre des émotions et des pensées en matière », explique Gérard Audinet. « Il emmagasine des sensations, des souvenirs, des visions, ce qu’il appelle ses fantômes, et puise dans ce fonds pour les restituer soit par l’écriture, soit par le dessin, soit par le décor. Pour lui, une des fonctions essentielles du décor est de donner accès à l’invisible et aux invisibles. » Cette clé de lecture incite à porter un regard attentif et ému sur cette décoration chargée qui peut, de prime abord, sembler un peu kitsch.
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Victor Hugo, génial décorateur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°790 du 1 novembre 2025, avec le titre suivant : Victor Hugo, génial décorateur







