Van Dongen - Des « bordels » aux mondanités

Par Anouchka Roggeman · L'ŒIL

Le 14 mars 2011 - 1481 mots

Son goût pour la haute-société et son accointance avec le régime nazi ont éclipsé la modernité des années « fauves » de Kees Van Dongen. Comme l’engagement social de celui qui reniait à ses débuts la peinture pour servir « le peuple entier ».

Vingt ans après la grande rétrospective dédiée à l’artiste Kees Van Dongen (1877-1968), le musée d’Art moderne de la Ville de Paris consacre une nouvelle exposition à ce peintre d’origine néerlandaise. Alors que le premier événement retraçait toute sa carrière, l’exposition de cette année ne présente que les œuvres de sa période parisienne, de 1895 à 1930. « Les recherches menées ces deux dernières décennies sur l’artiste nous ont permis de mieux comprendre sa stratégie artistique et son parcours. Nous avons ainsi affiné nos connaissances, pour ne montrer de lui que le meilleur », explique Sophie Krebs, conservatrice en chef du musée. 

Exit donc les œuvres postérieures à 1930, que la conservatrice n’hésite pas à qualifier de « très inégales en qualité, voire franchement mauvaises pour certaines ». Exit aussi l’idée selon laquelle Van Dongen serait un peintre fauve et rien de plus. Les quatre-vingt-dix peintures, dessins, céramiques et affiches mettent en valeur plusieurs facettes de l’artiste, à savoir l’anarchiste, le fauve, le mondain et, surtout, on le comprend en filigrane, l’homme libre et provocant.  

« Peindre, c’est servir le luxe »
L’exposition s’ouvre sur un imposant tableau représentant un cheval à la robe noire et blanche s’évadant dans un ciel bleu. Lorsqu’il peint la Chimère-pie (1895), l’artiste a dix-huit ans et vit en Hollande. Fervent amateur de Rembrandt, il veut lui rendre hommage à travers cette peinture aussi puissante qu’énigmatique, qu’il décrit en ces termes : « Il plane très haut, il domine la foule, voit les étoiles et veut les atteindre. » Van Dongen verra dans ce tableau de jeunesse dont il ne se séparera jamais le symbole de sa liberté. Rarement exposés, reniés par l’artiste lui-même qui se plaisait à entretenir le mythe du succès immédiat, les dessins et aquarelles qu’il réalisa entre 1898 et 1904 pour des revues satiriques sont riches d’enseignement et préfigurent son style fauve.

À l’époque, enclin au réalisme social, Kees Van Dongen renie la peinture. « Peindre, c’est servir le luxe et cela à une époque où la misère est partout », explique-t-il. « J’ai toujours considéré qu’il valait mieux travailler pour le bien général, pour le peuple entier et non pour quelques escrocs. » À Rotterdam et à Paris, il croque sur le vif des portraits de petites gens (Les Tricoteuses, 1903) et manifeste très tôt un sens du dessin simplifié, de la couleur libre et expressive et une facture très franche. Fauve avant la lettre, il exécute en 1902 un Portrait de la Goulue où, s’inspirant de Toulouse-Lautrec, il remplace la structure dessinée par la couleur pure. 

Au moment où Matisse expose son Luxe, calme et volupté, Van Dongen peint des tableaux de style postimpressionniste où il représente des scènes de la vie parisienne. Rarement exposé, Le Boniment (1905) est l’une des œuvres phare de cette période. En juxtaposant des taches de couleurs primaires et complémentaires, l’artiste décrit magnifiquement le scintillement de la lumière artificielle et le mouvement des deux personnages qui dansent sur la scène. 

Van Dongen abandonne très vite cette technique et évolue vers un réalisme brutal, pleinement fauve. Présentée au Salon des indépendants de 1906, La Matchiche, qui représente deux couples dansant au Moulin de la Galette, est une toile de transition. L’artiste n’utilise plus la technique héritée de Seurat et de Signac pour représenter les visages et met en valeur le halo bleuté provoqué par l’éclairage de la salle, qui déforme les visages. Comme Picasso qu’il fréquente depuis son installation au Bateau-Lavoir de Montmartre en 1905, Van Dongen veut se rapprocher d’un art synthétique inspiré du primitivisme. Mais si le grand maître prend la voie du cubisme, Van Dongen prend celle de la couleur et du fauvisme. 

Le rapprochement des Demoiselles d’Avignon et des  Lutteuses de Tabarin, deux toiles réalisées en 1907, permet de mesurer l’écart qui sépare les deux artistes. Comme Picasso, qui traverse alors sa période rose, la toile de Van Dongen représente des femmes aux formes rondes et aux yeux en amande, extrêmement stylisées, baignant dans une atmosphère rose. Mais les athlètes de Van Dongen ne sont pas découpées en de multiples facettes et posent de façon très théâtrale face au peintre. Œuvre-manifeste, cette peinture est exposée au Salon d’automne de 1905, à l’écart des œuvres des peintres fauves (Matisse, Derain, Vlaminck et Manguin) qui provoquèrent un immense scandale.  

L’arrivée dans le grand monde
Lorsqu’il quitte Montmartre pour installer son atelier près des Folies Bergère, Van Dongen est séduit par la musique et l’ambiance du music-hall, des scènes de répétition et des revues où il trouve de nouveaux sujets. Excellent coloriste, il privilégie dans ses peintures les lieux de spectacle, le bal, la scène, le cirque dont la lumière artificielle lui fournit un prétexte pour intensifier les couleurs, déformer les visages et modifier les ambiances. Dans le portrait particulièrement bruyant de la soprano Modjesko, Soprano Singer (1908), les couleurs vive semblent crier toute l’excentricité du personnage qui, la bouche grande ouverte, hurle à son tour. 

Disposant à présent de revenus stables, il entreprend des voyages en Hollande, en Italie, en Espagne et au Maroc d’où il rapporte de nombreux portraits de femmes espagnoles et orientales. Là encore, il se tourne vers son sujet de prédilection : la femme. 

Au contact de nouvelles cultures et atmosphères, il réchauffe sa palette et use de couleurs violentes pour traduire l’exotisme et l’orientalisme de ses modèles (Les marchandes d’herbes et d’amour, 1910). Dans les tableaux qu’il réalise en Espagne, il porte une attention particulière aux châles, aux accessoires, aux mains des danseuses de flamenco et fait jaillir ses couleurs au rythme des castagnettes. 

Surnommé jusque-là le « peintre des bordels », Van Dongen va devenir à partir de 1913 un peintre mondain. De plus en plus cossues, les demeures qu’il occupe successivement – à Montparnasse, puis avenue de Wagram et, enfin, dans un hôtel particulier de Boulogne – lui permettent d’organiser de somptueuses réceptions où il expose ses tableaux. Grâce à la marquise Luisa Casati (qui fut probablement l’une de ses maîtresses) et à Jasmy dite « la divine » avec qui il se mettra en ménage, il devient le portraitiste du Tout-Paris. 

Utilisant des couleurs fluides, portant un soin particulier aux accessoires, bijoux et chaussures, Van Dongen obtient un succès immédiat auprès des femmes. Défilent aussi dans son atelier des hommes du monde, parmi lesquels des politiques qu’il représente en tenue officielle (Portrait de l’ambassadeur d’Haïti, Auguste Casséus, 1924) et des hommes de cinéma, dont Yves Mirande, scénariste et réalisateur. 

Progressivement, sa palette s’adoucit, les tons deviennent plus sobres, plus modérés. Bien plus réalistes, ses portraits grandeur nature mettent en valeur l’allure et l’élégance de la femme, poussent sa féminité à l’extrême, la représentent telle qu’elle aime se voir. Dans le portrait qu’il réalise de la poétesse et romancière Anna de Noailles en 1931, il met en valeur son appartenance à la noblesse en la parant de multiples bijoux, mais également en utilisant des tons sourds, gris et bleus.  

« Un snob déguisé en bohème »
Devenu le peintre à la mode des Années folles, Van Dongen est alors vivement critiqué par ses pairs. Ces derniers lui reprochent ses mondanités, son opportunisme, ses sautes de style et sa liberté. « On m’a reproché d’aimer le monde, de raffoler de luxe, d’élégance, d’être un snob déguisé en bohème ou un bohème déguisé en snob. Eh bien oui ! J’aime passionnément la vie de mon époque, si animée, si fiévreuse… » 

Mais la crise de 1929 va le frapper de plein fouet. Alors qu’il obtient sa naturalisation et que ses premières œuvres entrent au musée du Luxembourg, sa clientèle déserte son atelier. Jasmy le quitte et les Années folles perdent de leur entrain. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ses accointances avec le régime nazi déplaisent au public qui déserte ses expositions. Il sera exclu des salons d’après-guerre jusqu’en 1959, date à laquelle quelques-unes de ses peintures seront présentées au milieu de celles d’autres peintres fauves et expressionnistes. En 1967, pour célébrer les 90 ans de l’artiste, le musée d’Art moderne de la Ville de Paris lui consacre une rétrospective. L’événement est un véritable succès. Il mourra un an plus tard dans sa villa de Monaco.

Repères

1877 Naissance à Delfshaven, près de Rotterdam.

1899 Il mène une vie de bohème dans le Montmartre fin de siècle.

1901 Mariage avec Augusta Preitinger (dite Guus). Caricaturiste pour Le Rire et L’Assiette au beurre.

1904 Expose au Salon des indépendants et au Salon d’automne.

1906 Il emménage au Bateau-Lavoir.

1910 Voyages en Espagne et au Maroc.

1912 S’installe à Montparnasse.

1929 Première rétrospective au Stedelijk Museum.

1941 Participation au voyage artistique organisé par Goebbels, ministre de la propagande nazie.

1968 Décède à Monaco.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Van Dongen, fauve, anarchiste et mondain », jusqu’au 17 juillet 2011. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Du mardi au dimanche, jusqu’à 18 h. Jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : de 5 à 10 euros. www.mam.paris.fr En France. Reflet du dénigrement envers les œuvres de commande de Van Dongen, c’est surtout sa période fauve qui est représentée dans les collections françaises. Le musée de l’Annonciade (Saint-Tropez) lui réserve par exemple une bonne place aux côtés de Derain, Matisse et Vlaminck. Van Dongen est aussi présent dans les collections de Granville, Grenoble, Caen, Lyon et Lille qui conserve notamment, au Lam, La Femme lippue. Le futur musée national de Monaco compte aussi, parmi ses collections, Chimère Pie et Les Lutteuses du Tabarin, deux œuvres phares de l’artiste.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°634 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Van Dongen - Des « bordels » aux mondanités

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