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Sous la pluie, cinquante nuances de gris

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 27 octobre 2025 - 1206 mots

Une exposition sur la pluie… au mois de novembre… Le Musée d’arts de Nantes a eu cette belle idée pour attendre le printemps. Il convoque ainsi, du 7 novembre au 1er mars 2026, impressionnistes, symbolistes, peintres et photographes modernes qui ont su capter les différences nuances de ce phénomène météorologique.

« I’m singin’ in the rain, just singin’ in the rain… » Personne n’a oublié la chorégraphie de Gene Kelly virevoltant sous des trombes d’eau dans la comédie musicale de Stanley Donen (1953). Les passionnés de manga ont, quant à eux, forcément en tête les scènes récurrentes d’animes japonais où l’héroïne regarde avec nostalgie la pluie tomber derrière sa fenêtre. Sans parler des polars où les enterrements de policiers se déroulent invariablement sous une averse glaciale, ni des mélodrames où les protagonistes s’embrassent sous l’ondée. Depuis belle lurette, les réalisateurs ont compris le potentiel éminemment cinématographique de la pluie. En réalité, ils n’ont rien inventé puisque ce procédé était déjà bien connu des peintres. Dès la fin du XVIIIe siècle, ce phénomène météorologique s’impose en effet dans les paysages, les scènes de genre et les chroniques de la vie urbaine. Si jusque-là on privilégiait les vues ensoleillées, à partir de ce moment, le crachin, les averses et les orages se taillent la part du lion sous les pinceaux des artistes. À tel point que le mauvais temps devient même l’incarnation du spleen, ce sentiment indissociable des créateurs du XIXe siècle. Cette fascination s’explique en partie par la sensibilité nouvelle au temps qu’il fait, et à l’impact de la météo sur les émotions. Les nuages menaçants, la bruine maussade ou le tonnerre déchaîné sont ainsi fréquemment représentés comme des révélateurs et des catalyseurs des états d’âme de la génération romantique. Le genre sublime qui enflamme alors l’imagination des artistes fait son miel des tempêtes diluviennes. Cette esthétique visant à provoquer un sentiment extrême, né de la contemplation et de l’effroi du spectacle de la nature déchaînée face à laquelle l’Homme est impuissant, va ainsi abondamment convoquer les pluies torrentielles. Cependant la pluie transcende aussi tous les clivages car, de manière totalement concomitante, d’autres peintres récusent le registre symbolique ou grandiloquent, et exploitent les flots venus des cieux dans un tout autre objectif. Les aléas météorologiques s’imposent alors comme le motif par excellence pour représenter la nature de la manière la plus réaliste et la plus scientifique possible. Ce sujet offre, il est vrai, un formidable terrain de jeu plastique aux artistes pour prouver leur virtuosité. Les effets de miroitement, de flou, l’atmosphère vaporeuse et les infinis dégradés de gris : la pluie est un redoutable défi. Les impressionnistes, dont la profession de foi est de saisir la fugacité des effets et des sensations, vont logiquement en faire un de leurs motifs préférés. Ils ne sont pas les seuls car cette fascination perdure et traverse le temps, se teintant à chaque époque d’une connotation différente. Les symbolistes lui prêtent ainsi une mélancolie empreinte de métaphysique, tandis que les peintres et photographes modernes jouent sur le caractère poétique et parfois onirique de la ville sous la pluie, et sur l’étrange pouvoir de transformation du paysage propre aux averses.

Révélateur du paysage

« Après la pluie, vient le beau temps », dit la sagesse populaire. Après la pluie vient aussi une tout autre perception du paysage, transfiguré par l’humidité et l’irisation. C’est ce moment précis qu’est parvenu à saisir avec brio Camille Pissarro (1830-1903) dont la touche vibrante traduit le caractère on ne peut plus éphémère d’une nature chamboulée et sublimée par l’ondée. Son pinceau impressionniste capte à merveille les couleurs qui semblent se révéler et les formes encore brouillées par la pluie.

Spleen parisien

« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville… » Il est impossible de ne pas penser à ce célèbre vers de Paul Verlaine (1844-1896) ou à l’illustre « Spleen » de Charles Baudelaire (1821-1867) face à ce paysage parisien d’une sensibilité à fleur de peau. Au XIXe siècle, les peintres impressionnistes et post-impressionnistes ont hissé les effets atmosphériques de la pluie sur la ville à leur plus haut degré. L’ambiance floue et le caractère transitoire de l’averse sont ici traduits avec efficacité et poésie. Le peintre parvient à saisir un véritable instantané de la vie parisienne sous la pluie.

Pluie caricaturale

Métaphore d’une société moderne qui ne s’arrête jamais, la pluie est aussi parfois représentée comme un élément perturbateur qui vient bouleverser le quotidien en apparence bien réglé des citadins. De nombreuses illustrations cocasses et caricatures fleurissent mettant en scène des bousculades causées par l’orage, des élégantes trempées ou encore des parapluies récalcitrants. Honoré Daumier (1808-1879) montre également comment les voleurs à la tire profitent des averses pour détrousser des bourgeois en les agressant à coups de parapluie.

Grisaille londonienne

Si aujourd’hui en raison du réchauffement climatique, la météo est plus clémente à Londres, le ciel y était bien plus gris au XIXe siècle. La capitale britannique est ainsi presque invariablement immortalisée dans cette tonalité maussade dans les paysages de l’époque. La grisaille est ici renforcée par le fameux smog, l’épais brouillard formé de gouttes d’eau et de particules de suie caractéristique de la révolution industrielle. Les artistes ont rivalisé d’inventivité pour traduire cette humidité typique.

Poésie de la pluie

Dans la droite lignée des peintres, les photographes parisiens s’emparent eux aussi de la pluie comme sujet de prédilection. Dans les années 1920, ils sont particulièrement sensibles au caractère onirique et poétique de la ville moderne, à commencer par les paysages de pluie offrant un miroitement enchanteur et un splendide jeu sur les noirs profonds et brillants du macadam. Empreints de lyrisme, les clichés d’André Kertész (1894-1985) jouent sur la distorsion et les reflets des personnages et du mobilier urbain sur le sol humide.

Pluie graphique

Les phénomènes météorologiques fascinent les artistes, toutes sensibilités confondues, en Occident, comme en Orient. Chaque courant tente de relever le défi de représenter ce qui est par essence transparent et presque immatériel. Les maîtres de l’estampe japonaise ont, par exemple, développé un vocabulaire formel original et avant-gardiste. Leur traitement de la pluie est extrêmement graphique puisque leurs gouttes de pluie strient parfois toute la composition. Cette esthétique caractéristique est toujours en vogue dans les mangas et les animes japonais.

Accessoire fétiche

Si les artistes ont tant aimé représenter la pluie, c’est aussi en grande partie grâce à son accessoire fétiche : le parapluie. Ce dernier devient au XIXe siècle un incontournable de la garde-robe. Véritable marqueur social, il est en rotin et coton pour les classes populaires, mais constitué de soie et d’acier pour les plus riches. Il est même parfois doté de mécanismes d’horlogerie ou muni de poignée en ivoire sculptée. Les portraits mondains et scènes de genre en font presque un personnage à part entière.

Le peintre des orages

Difficile d’estimer combien d’hectolitres d’eau il a pu peindre ! Georges Michel (1763-1843) s’est en effet fait une spécialité des paysages d’orages et des portraits de nuages menaçants. Ses tableaux d’une grande force d’évocation semblent parfois presque sonores tant il a su capturer avec justesse les éléments déchaînés. Peintre un brin obsessionnel, il a laissé à la postérité d’innombrables variations sur ce sujet, offrant tantôt une vue d’ensemble de la tempête, tantôt un gros plan sur des trombes d’eau s’abattant du ciel.

« Sous la pluie. Peindre, vivre et rêver »,
Musée d’arts de Nantes, 10, rue Georges-Clemenceau, Nantes (44), du 7 novembre au 1er mars 2026, museedartsdenantes.nantesmetropole.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°790 du 1 novembre 2025, avec le titre suivant : Sous la pluie, cinquante nuances de gris

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