Sortir le spectateur de la passivité

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 20 mars 2009 - 1064 mots

Pas d’inconscient tapi dans l’œuvre, « le temps consacré à l’acte de peindre est suffisamment long pour que chaque forme soit pensée », dit le commissaire. Au regardeur d’entrer en jeu…

A quoi correspondaient les images doubles qui ont émergé à partir de la seconde moitié du xve siècle ? À qui s’adressaient-elles vraiment ? Au commanditaire dans une sorte de jeu intellectuel ? Très vraisemblablement, car ces images étaient le plus souvent destinées à la sphère privée, raffinées jusque dans leurs moindres détails.

Arcimboldo, longtemps relégué au rang des curiosités
L’exposition concoctée par Jean-Hubert Martin avec le concours scientifique de l’érudit suisse Dario Gamboni esquisse les us et coutumes de ces images sournoises, « trafiquées » qui distillent subrepticement un sens caché, facétieux ou politique, religieux ou franchement grivois. Le niveau de construction a atteint un tel niveau de complexité que certaines images ne se laissent pas lire facilement aujourd’hui, d’autant que le spectateur a perdu les codes symboliques. Alors, certains diront que c’est parfois un peu tiré par les cheveux, mais il n’empêche qu’une fois l’image débusquée, elle saute aux yeux.
Mais il est vrai que l’histoire de l’art a rapidement fait de cet art de la composition quasi scientifique, une simple curiosité. Les images quiproquos furent dévalorisées et celles d’Arcimboldo [Lire L’œil n° 595], à l’instar des compositions hallucinées de Jérôme Bosch, ont été longtemps cataloguées comme inclassables, voire anecdotiques. Laissées de côté jusqu’à ce que les surréalistes en redécouvrent l’énorme potentiel, elles ont quitté au xxe siècle le cabinet de curiosité pour les murs des grands musées. Jean-Hubert Martin a remarqué le même phénomène avec les têtes-paysages de Merian et Josse de Momper, eux aussi exhumés par le surréalisme. Mais eux sont restés pour l’instant de parfaits inconnus pour le grand public !
Dans la lignée des toiles de la Renaissance qui convoquaient directement le spectateur dans le tableau grâce à un nunzio (une saillie en trompe-l’œil dans l’espace du spectateur, un regard tourné vers l’extérieur ou un espace se prolongeant implicitement en dehors de l’espace du tableau), l’image double est une image qui cherche le spectateur, le sort de sa passivité.
L’historien de l’art Daniel Arasse, dans un ouvrage fondamental et joyeux, Le Détail, se livrait déjà à cette « activité ». Il y soulignait l’érudition de certaines peintures de Piero di Cosimo, d’Holbein bien sûr, et aussi du Saint Jérôme pénitent peint par Lorenzo Lotto en 1509-1510. Dans cet art du « figurer sans dire, montrer sans déclarer », la composition exprime dans ses coulisses toutes sortes de tentations de chair qui prirent d’assaut le saint durant son exercice de pénitence. Et ainsi de discerner subrepticement un torse dénudé de femme dans le fond rocheux et arboré. Faire voir une pensée, matérialiser un sentiment de peur ou de désir, l’image double révèle ainsi moins un inconscient qu’elle ne donne forme à l’indicible. Daniel Arasse montrait ainsi comment, dans le fameux Verrou de Fragonard, les oreillers formaient deux seins gonflés d’envie. Que ceux qui célèbrent la chasteté dans cette œuvre ferment les yeux ! « Dans l’essentiel de la peinture ancienne, le temps consacré à l’acte de peindre est suffisamment long pour que chaque forme soit pensée non seulement pour sa plastique, mais aussi pour son sens », précise dans cet esprit Jean-Hubert Martin.

Entre l’œuvre et le regardeur, un rapport d’intimité
Ces images doubles sont donc loin d’être des lapsus, un inconscient tapi dans le tableau et ne laissent pas de place à l’innocence du peintre, pas plus que celle du regard.
Bien sûr, au début de leur création, les œuvres étaient pour la plupart bien éloignées du « calembour » visuel, des détails « croustillants » cachés par simple divertissement ou de principes de retournements facétieux. Ce que cherche à montrer l’exposition, ce sont ces glissements de sens, l’appauvrissement relatif de ces jeux d’embuscade jusqu’à ce qu’ils deviennent de simples « ressorts », ces fameux scherzi dont parle Le Tasse dès le XVIe siècle. Et de montrer le retour en grâce, à la fin du xixe siècle, d’une telle gymnastique de l’esprit et de l’œil. Quelle que soit l’intention première de ces œuvres à tiroirs, demeure ce face-à-face avec le visiteur.
Images doubles, multiples, anamorphoses, toutes offrent un dialogue intime, forcent à adopter un angle de vue particulier, à se glisser dans une temporalité étirée. Et parfois l’œuvre résiste jusqu’à sauter au visage. Ces œuvres-là, anciennes ou contemporaines, ont toutes le point commun d’entretenir un rapport privilégié au regardeur. On ne voit pas pareil une image double. Elle se sent, s’ausculte, se jauge, se regarde dans le détail, par ce petit bout de la lorgnette qui soudainement réorchestre tout, sort une scène de la banalité, refait le récit. Et à ce jeu-là, le principal atout est bien celui d’avoir l’esprit mal placé, en équilibre sur les conventions picturales.

L’anamorphose n’appartient pas qu’à Holbein !

Bien sûr tout le monde a en tête le fameux portrait des Ambassadeurs peint par Holbein le Jeune en 1533 (National Gallery, Londres). À la surface de cette impressionnante toile, une masse sombre se dilate. Il faut alors savoir oublier la perspective centrée pour percer l’image et y découvrir un crâne. Malheureusement, cette icône ne fait pas partie de l’exposition. Trop connue sans doute, impossible à obtenir sûrement. Mais la manifestation recèle d’autres spécimens étonnants. L’anamorphose est une image codée obtenue par manipulation optique, illisible de face, elle exige un point de vue excentrique. Très en vogue au xvie siècle, Dürer écrivait même qu’il voulait se rendre en Italie pour y apprendre cet « art de la perspective secrète ». À Paris, ce sont des compositions entières qui sont proposées comme celle anonyme qui « empile » dans un paysage, saint Pierre et saint Paul, le Christ sur le mont des Oliviers, le diable muant en saint Véronique, une Vierge à l’Enfant et, enfin, le tout sur saint François d’Assise recevant les stigmates. Impossible de les distinguer au premier regard, la composition verticale étroite, qui ne répond pas aux principes de lecture conventionnels, n’apparaît qu’à la lisière latérale du tableau. Difficulté d’accrochage oblige, car il faut savoir ménager suffisamment d’espace et parfois de recul pour pénétrer ce « monde oblique, étiré et méconnaissable » qui frappe en premier, il y a peu d’exemples, mais ils sont bluffants à l’instar du dessin du spécialiste allemand Erhard Schön. Ses compositions relèvent du casse-tête ! À vous de jouer…

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Une image peut en cacher une autre, Arcimboldo, DalÁ­, Raetz » du 8 avril au 6 juillet 2009. Grand Palais, Paris. Tous les jours de 10 h à 20 h, le mercredi jusqu’à 22 h. 11 et 8 c. www.grandpalais.fr ou www.rmn.fr

Le château du couple Gala-DalÁ­ à Púbol
Le Théâtre Musée de Figueres et la maison à Port Lligat près de Cadaqués constituent deux lieux très importants de la vie de DalÁ­. Moins connu, le château de Gala à Púbol (40 km de Figueres) témoigne également de la créativité de l’artiste. Demeure médiévale achetée par le peintre en 1969, elle a été entièrement restaurée aux goûts du couple. Habitée pendant deux ans par DalÁ­ après la mort de sa muse en 1982, elle constitue l’un de ses derniers ateliers. Ouverte au public depuis 1996, on peut y admirer de nombreuses pièces de sa collection.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°612 du 1 avril 2009, avec le titre suivant : Sortir le spectateur de la passivité

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