Art moderne

XIXe siècle

Rouault, le disciple fidèle et insoumis de Moreau

Par Sabrina Silamo · Le Journal des Arts

Le 15 mars 2016 - 790 mots

PARIS

Le Musée Gustave-Moreau montre comment Georges Rouault s’est inscrit dans le sillage de l’enseignement de son maître tout en développant sa propre voie.

PARIS - « Votre élève qui vous aime. » Dans la classe de Gustave Moreau (1826-1898), professeur à l’École nationale des beaux-arts de Paris de 1892 à 1897, les aspirants peintres se bousculent : Matisse, Marquet, Maxence, Desvallières… Mais l’élève qui lui avoue son affection, c’est Georges Rouault (1871-1958), l’élu. Pourquoi lui ? Parce qu’il est le « représentant » de la « doctrine picturale » du maître. Mais avant d’analyser les correspondances – ou les dissonances – entre les deux artistes, Marie-Cécile Forest, commissaire de l’exposition, a rassemblé quelques documents d’archives pour recréer l’ambiance qui régnait aux Beaux-Arts à la fin du XIXe siècle. Les cours de Moreau sont alors fréquentés par plus de deux cents étudiants : il les autorise à peindre – contrairement à ses collègues tels Bonnat ou Gérôme qui privilégient l’enseignement du dessin – et les exhorte à « écouter les éclairs intérieurs ». Il les emmène au Louvre copier les chefs-d’œuvre de Léonard, Bosch ou Rembrandt. Première surprise : l’on découvre que Rouault, considéré aujourd’hui comme un virtuose de la couleur, vouait une véritable admiration au peintre flamand. En témoigne un autoportrait, réalisé au fusain et à la pierre noire en 1895, qui le représente avec palette et pinceau, exactement comme dans le tableau Portrait de l’artiste au chevalet attribué au spécialiste des clairs-obscurs. Moreau prépare aussi ses disciples aux concours. Et ce qui attire l’attention, parmi ces cartons et ces dessins académiques destinés à épater les jurés, c’est une copie de la main de Moreau du Saint Martin partageant son manteau, un sujet choisi par Rouault pour participer au prix Fortin d’Ivry en 1893. Rien n’empêche de penser que le maître dessinait d’après l’élève, qu’il surnommait son « bienfaisant émule ».

Ruptures artistiques
La femme, le paysage, le sacré et la matière, sont les thématiques développés dans ce parcours concis mais bien argumenté. En effet, ces quatre sections suffisent à évoquer les ruptures artistiques entre les deux hommes. Alors que Moreau se plaît à révéler une nature onirique tirée de l’Antiquité ou de la mythologie, Rouault choisit de montrer le monde industriel, celui des mines de charbon. Il s’émancipe aussi de l’influence de son aîné à travers la représentation du corps de la femme. Fatales chez Moreau, elles s’appellent Salomé, Judith, Cléopâtre ou Messaline et possèdent toutes les mêmes traits idéalisés. Son Ève, honteuse d’avoir croqué la pomme, se terre au fond des bois. Nulle condamnation chez son poulain qui choisit ses modèles à Pigalle, et pose un regard bienveillant sur les prostituées aux chairs disgracieuses qu’il représente entièrement nues ou simplement vêtues d’un porte-jarretelles rouge.

Même goût du sacré
Si l’un peint depuis sa tour d’ivoire tandis que l’autre est bien ancré dans la réalité, les deux partagent le même goût du sacré. « Moreau aurait pu être un grand peintre chrétien, un Angelico moderne », décrète l’écrivain et critique d’art Huysmans. Il est vrai que le quart de sa production est constituée de scènes de la vie du Christ, de prophètes ou de saints. Quant à Rouault, catholique fervent, il demeure célèbre pour ces tableaux évoquant la Passion – une réputation qui pourrait justifier le manque d’intérêt pour l’artiste aujourd’hui alors que son œuvre gravé était exposée dès 1938 au MoMA de New York. Pour illustrer ce sujet, la commissaire a notamment choisi deux peintures de Rouault. La première, Sainte Face, montre la tête du Christ, simplifiée au point de rappeler un masque primitif, qui flotte au centre de la composition, par ailleurs magnifiée par un cadre peint et gravé à la façon d’un évangéliaire serti d’émaux et de pierres précieuses. La deuxième, Tête de saint Jean-Baptiste, exhibée dans un récipient telle une nature morte, jaillit sur un fond bleu électrique.

Le meilleur de l’exposition clôt le parcours. Il montre en quelques toiles la soif d’expérimentation qui animait ces deux artistes. Au fil des années, ceux-ci adoptent une peinture remplie d’empâtements qu’ils travaillent au couteau, et font évoluer leur palette. Celle de Georges Rouault devient solaire, aux antipodes de sa passion de jeunesse pour les clairs-obscurs rembranesques. Celle de Gustave Moreau aboutit à la création d’œuvres non figuratives, parfois qualifiées d’abstraites. Ces recherches chromatiques rappellent qu’Henri Matisse, l’un des fers de lance du fauvisme, ne cessa de revendiquer sa formation dans l’atelier de Moreau.
Moreau-Rouault, un face-à-face réussi et qui n’a rien d’artificiel : promu conservateur, l’élève emménage dans l’appartement de son maître transformé en musée. Il est aux premières loges pour continuer ce dialogue entamé aux Beaux-Arts des années plus tôt.

Moreau-Rouault

Commissariat : Marie-Cécile Forest assistée d’Emmanuelle Macé et de Samuel Mandin
Nombre d’œuvres : 48

Gustave Moreau-Georges Rouault. Souvenirs d’atelier

Jusqu’au 25 avril, Musée national Gustave-Moreau, 14, rue de La Rochefoucauld, 75009 Paris, tél. 01 48 74 38 50, tlj sauf mardi 10h-12h45 et 14h-17h15, ven., sam. et dim. 10h-17h15, musee-moreau.fr, entrée 6 €. Catalogue, coéd. Musée/Somogy éditions d’Art, 250 p., 35 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°453 du 18 mars 2016, avec le titre suivant : Rouault, le disciple fidèle et insoumis de Moreau

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