Art ancien

Rembrandt travesti

Par Adrien Goetz · L'ŒIL

Le 1 juin 1999 - 1417 mots

Qu’il se représente en apôtre, en prince oriental ou la palette à la main, Rembrandt (1606-1669) n’a cessé de se figurer paré de multiples accessoires. La National Gallery de Londres présente du 9 juin au 5 septembre une quarantaine de portraits de l’artiste. Mais au fait s’agit-il de véritables autoportraits ?

Pourquoi, dans un autoportrait où le peintre se montre tel qu’en lui-même, sans complaisance ni flatterie, Rembrandt éprouve-t-il le besoin de se costumer ? Quel sens avaient, à l’origine, ces autoportraits, icônes absolues de l’histoire de la peinture : volonté d’introspection poussant le peintre à préciser, plusieurs fois par an, les traits de son visage ? Désir de métamorphose, goût pour le déguisement et le jeu qui trompe le spectateur en lui tenant, en même temps, le discours de la vérité ? Et si les autoportraits de Rembrandt n’étaient pas des « autoportraits » au sens où nous l’entendons ? Les nouveaux gentilshommes des Provinces-Unies, au temps de Rembrandt, sont fous de peinture et particulièrement de portraits : familles, syndics, éminentes personnalités municipales désirent plus que tout poser pour les enfants qui hériteront de cet « embarras des richesses » qui fonde leur puissance. Ils adoptent des costumes de parade, des poses altières qui n’ont rien à envier à celles des nobles castillans : les bourgeois de Haarlem mentent toujours un peu dans ces images qu’ils désirent donner d’eux à la postérité. Les artistes n’échappent pas à la règle. Rembrandt, accoudé avec élégance à un muret de pierre, prend sciemment la pose d’un célèbre portrait de Raphaël. On ne parle pas encore d’« autoportrait », notion moderne, porteuse d’une connotation romantique composée d’introspection psychologique et de recherche de soi-même. Montaigne avait écrit dans les Essais, « C’est moi que je peins ». Une telle quête, chez Rembrandt, dans le contexte de son temps, est peu vraisemblable. Les contemporains usent de lourdes périphrases : « un portrait de Rembrandt peint par l’artiste lui-même. » L’autoportrait n’est pas à cette époque un genre constitué en tant que tel et identifiable. D’où le soupçon qui pèse sur ces 70 toiles magiques où l’on voit vieillir le visage d’un homme au regard fixe et droit. Rembrandt attaque une toile de couleur sombre, il travaille sa pâte épaisse en touches lumineuses, il sculpte avec l’ocre, le blanc, le jaune. Il fait jaillir de l’obscurité un visage, le sien, immédiatement reconnaissable. Jeune homme, il aime revêtir un hausse-col, pièce d’armure qui lui donne l’allure martiale du soldat fanfaron. Sur l’un de ces portraits en costume du XVIe siècle très démodé, il pose au peintre d’autrefois. Sur un autre, en 1634, il joue le rôle d’un potentat oriental, avec un kriss à la ceinture. Sur ses épaules, il ajoute parfois un collier d’or, cadeau dont aucun prince ne le gratifia jamais mais qui évoque celui que Charles Quint avait donné à Titien. L’Autoportrait à l’antique de 1640 montre le peintre en costume ancien, aussi sûr de son talent qu’Albrecht Dürer quand il empruntait, pour son propre portrait, la pose traditionnelle du Christ. Rembrandt, dont l’atelier ressemble à une caverne des mille et une nuits où il amasse collections, objets de curiosités, étoffes rares et estampes, ne puise pas au hasard dans sa malle aux déguisements. L’inventaire de 1656 mentionne ses robes fourrées, une série de vieux habits, des chapeaux. Chacun de ces oripeaux est porteur d’une signification, qu’il est parfois malaisé de deviner aujourd’hui. L’aigrette du portrait conservé à Boston peut-elle être, comme dans une gravure de Lucas de Leyde avec laquelle la comparaison a été faite, un symbole de la vanitas ? Dans ses autoportraits, Rembrandt veut-il montrer Rembrandt ou bien un philosophe antique, un seigneur turc comme dans l’autoportrait de la Frick Collection de New York, un soudard hollandais, un riche seigneur à la dernière mode coiffé d’un béret ou, comble de raffinement ironique, un vieux peintre solitaire surpris avec son bonnet de travail, sa palette à la main, dans le silence de l’atelier ? Dans le tourbillon de bal costumé que restitue aujourd’hui l’exposition de Londres, on hésite du coup à le reconnaître, à dire que ce dernier est plus « Rembrandt » que les autres.

Autoportraits ou têtes d’expression ?
Les têtes peintes ou gravées par Rembrandt, ne sont souvent pas des « portraits », elles ne figurent pas une personne mais un sentiment, une émotion : ce sont des « tronies », mot flamand que l’on n’ose pas traduire par « trogne » et qui serait un peu l’équivalent de nos « têtes d’expression ». La colère, l’effroi, la peine, la douleur, les diverses affections de l’âme, dont les moralistes dressent des catalogues, peuvent ensuite être travesties en figures bibliques, mythologiques ou historiques. Dès lors que le peintre, faute de modèle assez patient ou par commodité, décide de travailler ce genre de sujet au miroir, à partir de son propre visage, le résultat constitue-t-il ipso facto un « autoportrait » ? Rien n’est moins sûr. Dans ce type d’œuvres le peintre n’a aucune raison de se flatter. Il ne cherche pas à valoriser ses traits. Donner à cette démarche un sens psychologique serait anachronique. Il est lui-même. Mais, c’est tout le paradoxe, c’est uniquement en ce sens qu’il prête ses traits à une émotion. Il joue l’orgueil, la pitié, la terreur... S’il ajoute un costume, il devient Zeuxis, Alexandre, un prophète de la Bible ou l’apôtre Paul. Cesse-t-il pour autant d’être Rembrandt ? Ce subtil paradoxe n’a pas échappé aux contemporains. En 1695, le propriétaire d’un tableau représentant l’apôtre Paul sait qu’il s’agit aussi – tout le problème tient dans cette superposition de sens – d’un portrait de Rembrandt. La tête de Rembrandt est rapidement devenue célèbre, essentiellement grâce à ses estampes, collectionnées très tôt par les grands amateurs européens. Pour les nombreux élèves du maître, le « portrait de Rembrandt » devient un genre accessible, un hommage, sans tromperie, puisque ces tableaux ne sont peut-être pas perçus, d’abord, comme des autoportraits de Rembrandt. Gérard Dou représente ainsi, palette à la main dans une niche en trompe-l’œil, un peintre dont on ne sait si c’est Rembrandt ou simplement Gérard Dou, costumé « à la Rembrandt ». Jeux avec les vertiges de la représentation dont se délectent les contemporains, et qui alimentent les controverses des historiens de l’art.

L’autoportrait, preuve du talent d’un peintre
L’autoportrait, aux XVIIe et XVIIIe siècles, en partie grâce au rayonnement de Rembrandt, conquiert son autonomie et finit par constituer un genre très prisé. Les Médicis collectionnent les autoportraits d’artistes, toujours exposés aujourd’hui entre les Offices et le palais Pitti, dans le corridor de Vasari. À l’époque classique, la définition de l’autoportrait s’est clarifiée : loin d’être une image ressemblante de l’artiste, l’exercice est compris comme le meilleur échantillon qu’un peintre puisse donner de sa manière, une profession de foi. Le style, c’est l’homme. Le peintre doit montrer à la fois ses traits et son art. C’est ce que l’on pouvait voir déjà derrière chacun des déguisements que revêtait Rembrandt. Ces masques ne le travestissent pas. Ils sont comme les citations d’auteurs anciens dont Montaigne orne les pages les plus personnelles des Essais : devenu Paul, Zeuxis, Aristote, un soldat ou, par hasard, Rembrandt Harmensz Van Rijn, il s’affirme. À l’arrière-plan de l’autoportrait de Kenwood House, deux cercles parfaits, sur le mur, rappellent une célèbre anecdote que Vasari raconte à propos de Giotto, qui, pour prouver son habileté au pape, avait tracé à main levée un cercle rouge « merveilleux à regarder ». Ce cercle abstrait signifie l’excellence en peinture. Il montre aussi le monde, prêt à être cartographié – spécialité hollandaise –, sphère sur laquelle le peintre, nouveau Giotto, prétend régner sans partage.

L’homme à l’image de Dieu

« [...] Rembrandt est un prophète. Frère de Dostoïevski, hanté de Dieu et chargé d’avenir, d’un avenir qu’il n’annonce pas mais porte en lui, comme ceux d’Israël la venue du Seigneur, et comme il porte le passé. [...] Dans son dialogue solitaire avec l’ange qui tour à tour l’écrase et l’abandonne, il n’y a sur la terre que le Christ et lui : lui, non pas M. Rembrandt Harmenzoom, mais un homme, l’irremplaçable misère sans laquelle même la voix du Christ serait vaine. C’est à travers l’individu que la Réforme doit retrouver cette voix : et Rembrandt est hanté par son propre visage, qu’il chargera d’abord de déguisements, non pour le parer comme on l’a dit, mais pour le multiplier. » André Malraux, Les Voix du Silence, IV, La Monnaie de l’absolu, Gallimard, 1951, pp. 469-471.

LONDRES, The National Gallery, 9 juin-5 septembre, cat. Flammarion 256 p., 250 F.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°507 du 1 juin 1999, avec le titre suivant : Rembrandt travesti

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