Art moderne

Paul Troubetzkoy, le prince d’argile et de bronze

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 25 novembre 2025 - 1667 mots

Ses œuvres n’ont pas été montrées au public depuis cent ans. Cet hiver, le Musée d’Orsay fait revivre la production sculpturale de ce prince russe remarquablement doué pour saisir ses modèles sur le vif, croquant ainsi l’élite artistique et intellectuelle de la Belle Époque.

Hasard du calendrier, le Musée d’Orsay expose simultanément deux des meilleurs interprètes de la haute société cosmopolite du Paris de la Belle Époque. John Singer Sargent (1856-1925) et Paul Troubetzkoy (1866-1938) ont d’ailleurs eu plusieurs modèles en commun, à l’instar du séduisant docteur Pozzi. Toutefois le parallèle s’arrête là, car Sargent a immortalisé ses muses dans d’immenses toiles plus grandes que nature et Troubetzkoy s’est fait une spécialité des statuettes presque miniatures. Mais plus frappant encore est le décalage entre la notoriété des deux créateurs. Si le peintre est aujourd’hui célèbre, le sculpteur est un illustre inconnu, en dehors d’un petit cénacle d’amateurs. Un comble pour celui qui a modelé les vedettes du Tout-Paris et même les premières stars de cinéma, dont Charlie Chaplin ! Et qui fut en son temps tout en haut de l’affiche, au point d’être surnommé le « Rodin russe ». On le sait, les gloires d’hier tombées en disgrâce presque instantanément après leur trépas remplissent les musées. Mais on est toujours sidéré par ces oubliettes de l’histoire de l’art, a fortiori quand ces personnalités possèdent tous les ingrédients pour fasciner le public. À l’image d’une Sarah Bernhardt au masculin, la vie de Troubetzkoy a en effet tout d’un roman. Après s’être formé en Italie, il enseigne un temps en Russie, puis connaît un succès tonitruant en France avant de sillonner les États-Unis où sa personnalité baroque, autant que son travail singulier passionnent musées et collectionneurs. C’est bien simple, plus on en apprend sur lui, plus on s’étonne que Hollywood n’ait pas encore porté son histoire sur grand écran. Un enthousiasme excessif ? Jugez plutôt.

Prince russe

Le maestro de la statuette, ce « Michel-Ange du minuscule » comme le raille Guillaume Apollinaire, n’est en effet pas n’importe qui. Paul, comme ses frères Pierre et Luigi, est le fruit de l’union illégitime d’Ada Winans et d’un prince russe. Pyotr Petrovich Troubetzkoy, diplomate en poste à Florence, appartient ainsi à l’une des plus anciennes familles aristocratiques russes, qui aspira même au trône du tsar au Moyen Âge. Sa mère, chanteuse d’opéra, est la fille d’un grand marchand new-yorkais venue parfaire sa formation musicale sur le Vieux Continent. Le temps que le prince obtienne son divorce et régularise cette seconde union, les enfants doivent prendre un nom d’emprunt. Une situation qui a sans doute influencé la personnalité du jeune « Paul Stahl », que l’on appelle aussi Paolo, qui se voit inévitablement comme un personnage hors du commun. Une posture romanesque qui façonnera le reste de son existence. Dès sa prime jeunesse, il côtoie dans la villa familiale sur les rives du lac Majeur la bonne société ainsi que des artistes et des écrivains. Les membres de la bohème italienne, la Scapigliatura, ont ainsi leurs ronds de serviette dans la demeure, à l’instar du peintre Daniele Ranzoni. Une tradition raconte que c’est ce dernier qui repère les aptitudes de Paul quand il sculpte, à 11 ans, une prometteuse tête de cheval d’après nature, posant là encore un jalon décisif de sa carrière. L’aspirant artiste s’installe à Milan, alors poumon culturel d’Italie, mais refuse de suivre le parcours académique pour se former directement au contact de sculpteurs qu’il admire, et dont il adopte à une vitesse folle les techniques modernes. « Très tôt, il modèle vite et bien ; c’est quelque chose qui ressort du témoignage des différents observateurs qui l’ont vu travailler », souligne Édouard Papet, conservateur Sculpture au Musée d’Orsay et commissaire de l’exposition. « Il savait saisir très rapidement une expression dans l’argile, capter des traits précisément, tout en conservant un caractère nerveux et inachevé à ses statuettes. Sa modernité vient justement du caractère vibrant et ductile de ses œuvres. » Tout au long de sa carrière, il subjugue par l’apparente facilité et la sidérante rapidité avec laquelle il façonne ses œuvres. Il a conscience de cette force de son travail et aime volontiers se mettre en scène travaillant dans des contextes très variés, installant sa sellette n’importe où, qu’il s’agisse du studio d’une actrice de Hollywood, ou en plein air, surtout quand les conditions constituent un défi, telles le portrait de Margaret Stewart réalisé à bord de l’Olympic, au cours d’une traversée de l’Atlantique bouleversée par le mauvais temps. Ou encore lorsqu’il portraiture au plus près un taureau sauvage attaché à un arbre.

Sur le vif

Son œuvre est en effet pleine de vie : son modelé dynamique, ses cadrages audacieux, avec des coupes parfois asymétriques, et une matière qui semble déborder de la composition et du socle. De même, son traitement palpitant des surfaces tranche avec ce qui se fait alors. Une approche audacieuse qui a fait dire à un critique italien : « Ses surfaces, qui font penser à des flocons, semblent aussi allergiques au polissage que le diable à l’eau bénite. » L’autre marque de fabrique de l’artiste, ce sont ses poses sur le vif, à l’image d’un de ses chefs-d’œuvre, le portrait de Giovanni Segantini qui est à l’époque l’un des peintres les plus célèbres d’Italie. « Troubetzkoy l’avait invité chez lui pendant une semaine, mais il n’arrivait pas à faire un portrait qui lui convienne », raconte Édouard Papet. « C’est au moment où le peintre s’en va et qu’il glisse ses pouces sous le revers de son gilet que le sculpteur a le déclic. » L’anecdote en dit long sur sa manière de travailler et sa quête de l’instantanéité, presque à la manière d’un dessinateur ou d’un photographe. Sa conception du cadrage est ainsi très novatrice puisqu’il capture ses modèles dans leur environnement avec une grande inventivité qui confère une profonde authenticité à son travail. Il immortalise ainsi Jean Bugatti derrière le volant de sa voiture, Roland Garros avec un bout de cockpit, Robert de Montesquiou appuyé sur sa canne de dandy, ou encore Madame Felix Decori qui semble fusionner avec son grand sofa de salonnarde. Son style par petites touches et son sens du décorum moderne le rapprochent évidemment des peintres impressionnistes. Lors de sa participation triomphale à l’Exposition universelle de 1900, le critique d’art Léonce Bénédite salue ainsi un art « pétri avec vivacité, d’un doigt adroit et nerveux, dans un art souple, enveloppé, expressif et vivant ». Quelques années plus tard, l’inspecteur général des Beaux-Arts signe un article enthousiaste, sous le pseudonyme de Jean Meriem, prophétisant : « Il sera le grand sculpteur de la vie moderne. » Il rend hommage à « son art fait d’observation rapide et aiguë, servie par une technique d’une habileté presque déconcertante, [qui] convient plus que tout autre à la définition de la vie parisienne, tissée, pour ainsi dire, de frissons passagers et de fugitifs reflets, vie d’une expressive nervosité, mais d’une beauté rare et singulière, et dont son impressionnisme savant saura fixer ses moindres mouvements. »

Tendresse animale

Ses portraits rencontrent rapidement un franc succès et la crème de la haute société européenne, puis américaine, s’arrache ses statuettes qu’il produit à vitesse grand V. Ses groupes de personnages aussi, notamment les scènes familiales qui traduisent la relation nouvelle de la bourgeoisie avec ses enfants, sans mièvrerie, mais avec beaucoup de tendresse. Il ne réserve toutefois pas la tendresse aux humains. Adolescent, il assiste au dépeçage de veaux dans une boucherie. Cette expérience le traumatise durablement et le convertit au végétalisme qui devient non seulement une philosophie de vie, mais aussi un manifeste artistique. Outre les vedettes et les personnalités en vogue, le prince sculpteur met donc logiquement son talent au service des animaux avec des sculptures d’une grande humanité. Il modèle ainsi vaches, bœufs, chiens, chevaux, et même des ours. Rien de surprenant car il possède un ours, ainsi que des loups de compagnie ! Observant un régime strictement végétal, l’artiste l’impose à ses invités, ses domestiques et ses animaux… Une entorse aux lois de la nature qui ne va pas sans causer d’accident. Il défraie ainsi la chronique car le loup qu’il promène réussit à s’enfuir dans le bois de Boulogne où il mord le mollet du gendarme qui le ramène à son maître. Ou encore il est condamné à indemniser un maître d’hôtel lui aussi mordu. « L’extravagance de ce prince russe a évidemment participé à sa célébrité », remarque Édouard Papet. « Sa personnalité et son talent en ont très rapidement fait la coqueluche du Tout-Paris. » Qui se douterait que cet aristocrate toujours tiré à quatre épingles, la mine sévère, est en réalité un excentrique cachant en permanence dans la poche de sa veste un écureuil qu’il a recueilli et adopté ? « Son mode de vie végétarien est aussi une cause qu’il partageait avec des amis très importants comme les écrivains Léon Tolstoï et George Shaw dont il réalise les portraits », note le conservateur.Hérault de la cause animaliste, le sculpteur met pleinement son talent au service des bêtes en réalisant des sculptures remplies de compassion. Il imagine aussi des œuvres dénonçant la prédation humaine des animaux. Une large part de sa production exprime ainsi ses convictions animalistes, voire antispécistes avant la lettre. Troubetzkoy crée de fait des pièces sidérantes pour son époque comme Les Dévoreurs de cadavres qui établit un parallèle entre les humains carnivores et les hyènes. Dans la même veine, il interpelle les amateurs de viande en donnant la parole à son Agneau surnommé Humpy, qui demande « Comment osez-vous me manger ? » Pour marquer les esprits, l’artiste réalise à Detroit une performance en sculptant en public l’ovin que son épouse a recueilli dans la campagne alentour quelques jours plus tôt. L’animal représenté grandeur nature, ce qui est rare chez Troubetzkoy, nous fixe avec sa tête tournée comme par surprise, les oreilles dressées et les pattes frêles. Manifeste du végétalisme, et superbe sculpture, il nous incite à un examen de conscience. Une posture militante atypique qui trouve une forte résonance avec notre société et qui explique en partie l’accueil chaleureux et curieux que lui réserve le public parisien pour sa redécouverte tant attendue.

« Paul Troubetzkoy, sculpteur (1866-1938) »,
Musée d’Orsay, esplanade Valery-Giscard-d’Estaing, Paris-7e, jusqu’au 11 janvier 2026, www.musee-orsay.fr
1866
Naît en Italie
1886
Première exposition à Milan
1898
S’installe en Russie où il enseigne la sculpture
1900
Remporte le concours pour la statue équestre du tsar
1904
Expose au Salon d’Automne, à Paris
1914
S’installe aux États-Unis
1921
Revient en France et se fait aménager un atelier à Neuilly
1938
Meurt à Verbania, en Italie

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°791 du 1 décembre 2025, avec le titre suivant : Paul Troubetzkoy, le prince d’argile et de bronze

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