Art moderne

XXE SIÈCLE

Nicolas de Staël, une histoire d’amour française

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 17 octobre 2023 - 864 mots

PARIS

Le Musée d’art moderne de Paris consacre une rétrospective à ce peintre très apprécié du public français. Entre abstraction et figuration, la couleur irradie de ses toiles.

Paris. Il est difficile de ne pas remarquer la très faible quantité de figures humaines dans l’œuvre de Nicolas de Staël (1914-1955). Au musée, on n’en croise que trois ou quatre en peinture – un peu plus dans les dessins. Cette absence est en quelque sorte comblée par les innombrables visiteurs qui envahissent les salles du Musée d’art moderne parisien. Rien d’étonnant, car l’exposition, très riche – une trentaine d’œuvres jamais vues en France –, est magnifique. Fabrice Hergott, directeur des lieux, le prévoit déjà dans l’introduction du catalogue : « Cette exposition, qui remet Nicolas de Staël à sa juste place, connaîtra sans doute un grand succès à Paris. »

Il est vrai que, mis à part Pablo Picasso, les grands noms de la modernité (Henri Matisse, Paul Klee) et les « artistes phénomènes » (Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat), Nicolas de Staël jouit de l’amour et de la reconnaissance du public français. Il appartient à ce cercle d’artistes dont la biographie projette sur l’œuvre le destin de l’homme. Dans la lignée de Vincent Van Gogh – saint patron des martyres de l’art –, suivi par Amedeo Modigliani ou Chaïm Soutine, les origines familiales de Nicolas de Staël, sa vie tumultueuse, ses amours et surtout son suicide forgent sa légende. Un signe ne trompe pas : les métaphores régulièrement employées pour décrire ce « prince des peintres » et sa peinture, « une illumination sans fin » ou « une boule de feu ».

Les commissaires de l’exposition – Charlotte Barat-Mabille, conservatrice au musée et Pierre Wat, universitaire – ont évité cet écueil en nommant sobrement l’exposition « Nicolas de Staël ». Ils déclarent avec justesse : « Nous avions la conviction qu’une lecture projetant sur l’œuvre l’ombre du suicide de son créateur en réduisait sa portée. » En d’autres termes, ils ont fait le choix d’aborder cette production picturale en historiens d’art.

L’énergie picturale

Quelles sont les raisons de la séduction – et le terme n’a rien de péjoratif – exercée par cette peinture sur le public ? Le public, car les historiens de l’art n’accordent qu’une estime relative à Staël. L’exposition et les importantes études récentes qui l’accompagnent changeront peut-être la donne. Est-ce parce que l’objectif de ce dernier était moins de se démarquer de la tradition ou d’instaurer un ordre esthétique nouveau que de construire un langage visuel particulier, procédant par renouvellements ?

Le désir de tracer une voie singulière ne signifie pas que l’artiste soit imperméable à son époque. Les échanges avec César Domela, l’amitié avec André Lanskoy ou d’autres peintres qui participent à l’art abstrait d’après-guerre, mais aussi les liens avec Georges Braque se ressentent dans les productions des années 1946-1948 sur lesquelles s’ouvre le parcours. Ces œuvres abstraites aux couleurs sales, grisâtres, composées d’un fouillis de petites formes géométriques (Hommage à Piranèse, 1941) ou d’un essaim de lignes, comme le beau dessin Composition (1948), dégagent une énergie qui semble incontrôlée, voire chaotique. Puis, les deux sections suivantes, nommées « Condensation » et « Fragmentation » – un souvenir lointain des phases analytique et synthétique cubistes ? – permettent de pénétrer directement dans le processus de création de Staël. Si les toiles comme Oiseau noir (1950), avec ses aplats emboîtés, gardent encore une parenté avec les travaux de Lanskoy ou de Serge Poliakoff, les formes deviennent petit à petit plus souples (Grande Composition bleue, 1950-1951). Suivent d’autres œuvres où la surface se décompose en tesselles virevoltantes aux couleurs plus vives. Agrégées, elles font surgir des fleurs, autrement dit, des natures mortes vivantes.

De l’abstraction aux paysages

Le peintre va alors utiliser ces fragments, plus ou moins grands, comme des « briques » pour construire ce qui va devenir pendant quelques années son sujet presque exclusif, le paysage. On le sait, « rien n’entretient plus le refus de se prononcer dans le débat abstraction-figuration que le paysage » (Harry Bellet, catalogue Fondation Maeght, 1991), à plus forte raison, quand ce sont des marines, ces rencontres vacillantes entre le ciel qui se liquéfie et l’eau qui s’évapore. Plus qu’un retour à la figuration, c’est un retour sur la figuration, ayant appris la leçon de l’abstraction, que l’on constate avec cette série (1952-1953). Staël n’est pas seul à oser ce chemin à rebours, Jean Hélion l’a également emprunté. Toutefois, quand ce dernier fait appel au graphisme brisé et à une certaine rigidité pour aboutir à des figures aux gestes mécaniques, le premier utilise la couleur et la luminosité – aveuglante avec la série « Agrigente », ce lieu magique sicilien – pour créer « les images de la vie en masses colorées », tel qu’il l’explique dans une lettre à Bernard Dorival, en 1950. Désormais, de la matière parfois épaisse et grumeleuse, parfois fluide et transparente, émergent des « représentations » qu’il serait impossible de désigner ou encore plus de nommer.

Il faut croire que le spectateur est absorbé par ces formes inconnues, ces composants d’un processus que l’artiste tente d’inventer, ces images en gestation en train de se fabriquer, une peinture qui parle de sa propre genèse. Mais, peut-être, pour réaliser ces constellations de rêve a-t-il fallu à Staël, comme l’écrivent les commissaires de l’exposition, garder quelque chose du regard de l’enfant.

Nicolas de Staël,
jusqu’au 21 janvier 2024, Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75016 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°618 du 6 octobre 2023, avec le titre suivant : Nicolas de Staël, une histoire d’amour française

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