Mois de la Photo : Krull, Bing, Maggs

Étrangers voire éxilés ils ont aussi porté un regard sur Paris

Le Journal des Arts

Le 15 décembre 2000 - 1100 mots

Avant que n’entrent en scène les très parisiens Doisneau ou Ronis, l’image photographique de Paris, popularisée par les magazines et les livres des années vingt et trente est essentiellement produite par le regard d’exilés (généralement politiques) qui seront les « grands photographes » de l’époque – Kertész et Man Ray en tête. Germaine Krull fut certainement la plus attentive aux particularités de Paris (thème central du Mois de la Photo), et la plus francophile.

PARIS - Il n’était certainement pas facile pour une femme, née en Prusse en 1897, exilée politique pour “spartakisme” et même chassée d’URSS en 1921, de s’afficher comme photographe, de vouloir fournir des images à des magazines populaires comme VU et de soutenir une ligne politique jusqu’à s’engager en 1941 dans les Forces françaises libres dont elle dirigera le service photo. Il faut parfois lire au-delà des images, et tenir compte de la biographie, ou des problèmes personnels pour comprendre une spécificité : l’exposition venue du Folkwang Museum d’Essen et présentée au Centre Pompidou, ne le fait pas assez, tant elle se veut neutre et photographiquement standard, mais c’est la première fois que l’on peut voir à Paris une exposition Germaine Krull, dont les tribulations n’ont laissé subsister qu’un fonds épars (perte des négatifs, dispersion de tirages). Installée en 1920, elle s’est fait connaître par un étrange recueil de nus féminins (gestique d’habillage et déshabillage de deux femmes) et des photos de danse. Le Paris des années vingt est très ouvert, Krull y vit avec le Néerlandais Joris Ivens puis le Hongrois Eli Lotar, et les usages modernes de la photographie se mettent en place : magazines, livres, publicité en sont depuis peu de grands consommateurs. C’est pour ces commanditaires souvent incertains que Krull est une des premières à documenter la rue, les clochards, les marchés aux puces, les fêtes foraines ou les Halles (1928). Son regard sur Paris est fait d’étonnement et la tour Eiffel, considérée comme une verrue indésirable depuis quarante ans, en deviendra vite le symbole : le modernisme de l’incongruité métallique, et celui de la “vue d’en haut” qui porte le regard à la verticale et désarticule l’image et la vision naturelle de l’espace. Son livre Métal (1927-1928), portfolio de 64 planches imprimées (un regret, dix seulement sont exposées) est un grand moment de l’édition photographique et de l’appréhension du monde moderne : vues de ponts, de grues, de mécaniques, et de l’inévitable tour Eiffel. Très présente à Film und Foto à Stuttgart en 1929 comme un des grands créateurs de l’avant-garde, Krull publie en même temps un autre livre phare à la conception déconcertante, 100x Paris (Cent fois Paris) composé de cent vues de la capitale perçue au niveau individuel en quelque sorte, à vue d’œil de promeneur, et sans occulter les habitants au profit du monumental par exemple. C’est ici la pratique des amateurs, avec de petits appareils portables et légers, qui prend le relais des professionnels avec leur lourde chambre noire. Mac Orlan lui consacre le premier numéro d’une petite série populaire sur les jeunes photographes.

Représentante de la Nouvelle Vision promue par Moholy-Nagy, Germaine Krull n’a pourtant pas ce goût immodéré pour le photomontage, ou pour le rayogramme ; elle affectionne le cliché d’amateur, avec ses imperfections apparentes, la vue prise d’automobile, la désinvolture qui permet une approche directe et sans contournements de la vie réelle. Ses livres, finalement, sont déterminants, comme modèle et référence de la nouvelle esthétique photographique et comme symptôme d’une mutation urbaine : outre 100x Paris, La Route Paris-Méditerranée, 1931, journal de bord photographique d’un voyage en automobile), Marseille (l’autre port d’attache de l’avant-garde photographique avec son pont transbordeur métallique), Le Valois, 1930, sans compter La Bataille d’Alsace, 1944. Après la guerre, elle ouvre un hôtel à Bangkok, puis partage la vie des Tibétains en Inde d’où résulte encore un livre de photographies (Tibetans in India, 1968). Malgré une telle exposition, la personne reste encore plutôt insaisissable ; il est clair en tout cas qu’elle était plutôt du genre rebelle.

Une apôtre du Leica
Ce pourrait être aussi l’appartenance d’Ilse Bing, jeune juive allemande née en 1899, qui passe d’un doctorat sur l’architecture à la photographie, sous l’œil réprobateur de la famille. En 1929, elle devient l’apôtre du Leica, c’est-à-dire de l’instrument de la modernité, maniable, discret, fondu avec l’œil ; elle s’amourache de Paris, mais reste dans un milieu plus chic que Krull, s’adonne à la photographie de mode (Schiaparelli), pratique la solarisation, tout en conservant les thèmes de sa compatriote et devancière, les ponts, les quais, la tour Eiffel, qui sont le lot commun des photographes des années trente. Internée en France, elle émigre aux États-Unis en 1940, où elle meurt en 1998 (elle avait abandonné la photographie en 1959). L’exposition Bing au Goethe Institut n’a pas le caractère rétrospectif de celle de Krull, loin de là, et les tirages d’origine sont rares. Là encore, le statut précaire de femme-photographe et les vicissitudes de la guerre auront mutilé une œuvre.

Une évocation intrigante et juste
N’y aurait-il que le regard étranger pour nous montrer, via l’opération sélective du dispositif photographique, ce que nous discernons mal au milieu de mille choses trop naturelles pour être remarquées ? Arnaud Maggs, grande figure de la photographie canadienne, est aussi un amoureux de Paris, dont on avait pu voir les Portaits (profils perdus ou face) en 1985 dans Identités (Centre national de la photographie). En 1991, lors d’un séjour à la Cité internationale des arts, il a produit une série d’enseignes d’hôtels, verticales qui, côte à côte, forment effectivement une typologie signalétique du “remarquable”. Notifications, issu de collectes aux puces, montre le revers de faire-part de décès, arborant leur X noir qui notifie d’avance la mauvaise nouvelle. Dans Chargés, ces mêmes plis sont maculés de sceaux de cire rouge. Le travail systématique, cumulatif et rigoureux d’Arnaud Maggs, évidemment doublé d’une technique irréprochable, tourne autour de la question de l’identité, de la personne absente mais désignée par tel ou tel vestige insignifiant (comme il l’a fait dans une œuvre non présentée à Paris, sur le travail des enfants autour de 1900, en agrandissant des fiches d’emploi d’enfants dans l’industrie, qui se trouvent avoir la forme de pierres tombales). Répertoire est une composition murale reproduisant toutes les pages du carnet d’adresses d’Atget (conservé à New York), photographe parisien s’il en fut. Sous le titre Notes capitales, au Centre culturel canadien, ces divers monuments à la mémoire des oubliés sont certainement une des plus intrigantes, mais des plus justes, évocations de Paris qu’on puisse voir dans le cadre du Mois de la Photo : celles du lien personnel qu’entretient tout regard.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°117 du 15 décembre 2000, avec le titre suivant : Mois de la Photo : Krull, Bing, Maggs

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