Jusqu’au 24 août, le Musée d’art moderne de Paris donne à voir les nombreux portraits de Marguerite, modèle récurrent de son père Henri Matisse. Une histoire de filiation aux liens profonds qui s’éprouve au fil du temps, des toiles et des styles.
Les parents sont fiers de leurs enfants, c’est pourquoi ils passent tant de temps à les mitrailler de photos et à filmer leurs moindres faits et gestes. La progéniture des artistes est par nature encore plus au centre de l’attention. On connaît de nombreux exemples dans la peinture moderne, à commencer par Pablo Picasso dont la descendance est devenue familière à force de la croiser au détour des cimaises des plus grands musées.
Son éternel rival, Henri Matisse (1869-1954), focalise quant à lui son attention sur sa fille aînée : Marguerite (1894-1982). Elle est ainsi le sujet d’une centaine de portraits ; et ce bien au-delà de ses tendres années. Ses immenses yeux sombres hantent les créations du peintre, de sa prime jeunesse jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale ! Durant certaines périodes, notamment entre 1914 et 1918, elle est pratiquement son unique modèle et la muse de toutes ses expériences plastiques. Pour saisir le visage de « Margot », Matisse multiplie les techniques et les matériaux. Il brosse, évidemment, d’innombrables peintures, des esquisses autant que des tableaux très élaborés. Mais ce roi du trait dessine aussi fréquemment sa fille : noircissant pléthores de carnets de croquis au crayon, et multipliant en parallèle les études poussées à l’encre et les portraits au fusain. Le père réalise aussi des gravures à la pointe sèche, des lithographies et façonne son enfant en terre.Spécialiste de la figure humaine et du portrait en particulier, le peintre avait besoin de ressentir une forte connexion avec la personne qu’il représentait ; c’est d’ailleurs pour cette raison que, malgré la demande, il n’a réalisé qu’une poignée de tableaux de commande. La récurrence avec laquelle il portraiture son enfant dit ainsi beaucoup de leur degré d’intimité. S’ils ne se ressemblent guère physiquement, le père et la fille ont des tempéraments proches, notamment leur grande sensibilité, et le géniteur se reconnaît aisément en elle. Au fil des tableaux, Matisse semble d’ailleurs s’être totalement projeté en elle et avoir atteint cette « possibilité d’identification presque complète du peintre et de son modèle » qu’il a cherchée durant toute sa carrière.
Il serait toutefois injuste de ne voir en la discrète jeune femme qu’un miroir de son père et qu’une égérie, tant elle a joué un rôle crucial. Alors qu’elle aurait pu se cantonner à être une « fille de » et se laisser vivre, elle aide au contraire son paternel aussi discrètement qu’efficacement. Quand il s’installe à Nice, Marguerite le représente à Paris et assure son « secrétariat artistique » comme elle le qualifie. Véritable agent avant la lettre, elle supervise le tirage des estampes et joue les intermédiaires auprès des galeristes et des collectionneurs. Également commissaire d’expositions, elle sélectionne les œuvres, négocie avec les prêteurs et assure l’accrochage en France comme à l’étranger. Le peintre, qui a le plus grand mal à déléguer, lui accorde cependant toute sa confiance et lui confie aussi la rédaction de son catalogue raisonné. Dans cette immense tâche, elle est secondée par son fils Claude Duthuit qui prend le relais à la disparition de sa mère. L’art est décidément une affaire de famille chez les Matisse.
Deux signes distinctifs caractérisent ses portraits : ses yeux sombres en amande et son ruban noir. La petite fille porte presque toujours cet accessoire ou un foulard. Loin d’être une coquetterie, ils lui servent à dissimuler une cicatrice sur son cou qui témoigne de la trachéotomie qu’elle a subie à 7 ans après avoir contracté la diphtérie. En 1920, elle est opérée du larynx et peut enfin poser sans ses colifichets.
Marguerite naît en 1894 d’une liaison avec le modèle Caroline Joblaud. Elle est reconnue trois ans plus tard par son père, mais ses tendres années sont difficiles à cause des mauvaises relations des parents. Paradoxalement, c’est le mariage de son père avec Amélie Parayre qui lui offre un foyer chaleureux et stable. « Nous sommes comme les cinq doigts de la main » écrit-elle pour évoquer la famille qu’elle forme avec ses frères Jean et Pierre.
D’après ses propres mots, Marguerite est une « gosse d’artiste qui traînait dans l’atelier ». De santé fragile, elle sort peu et ne va pas à l’école pour éviter de tomber plus gravement malade encore. De nombreux tableaux la montre ainsi en train d’étudier à la maison, le nez plongé dans les livres. Quand elle ne travaille pas, elle assiste volontiers son père en broyant les pigments et lui sert très tôt de modèle.
Égérie, Marguerite n’est pour autant pas une petite fille modèle, sage comme une image et toujours disponible. Passionnée elle aussi par l’art, elle s’intéresse aux révolutions de son temps et en discute avec son illustre paternel. Exigeante et critique, elle encourage Matisse à expérimenter de nouvelles voies, notamment dans ce portrait réaliste qui se mue progressivement en une audacieuse tête géométrique regardant du côté du cubisme.
Hormis son regard et son ruban, il ne subsiste pas grand-chose de la petite fille que l’on connaît jusqu’alors. Dans cette toile radicale, le peintre a donné à l’adolescente un visage semblable à un masque. Cette allure, alliant hiératisme de la figure et simplification des formes, renforce la gravité et la profondeur de ses traits. Des caractéristiques que l’on retrouve souvent chez les enfants qui ont dû grandir trop vite.
Ses derniers vrais portraits datent de 1920, ensuite elle continue de poser, mais à la manière d’une figurante avec Henriette, un modèle professionnel. Elle devient un personnage interchangeable, dont les traits se dissolvent parfois même dans le décor. D’après les archives, elle semble toutefois avoir pris plaisir à se prêter à ce jeu, à porter de belles tenues et conseiller son père sur les couleurs et les accessoires.
Vingt ans après avoir arrêté de la peindre, Matisse reprend les crayons pour immortaliser sa fille qui revient de l’enfer. Membre de la Résistance, elle est arrêtée sur dénonciation, torturée et emprisonnée, et n’échappe à la déportation que par miracle. Quand il retrouve son enfant, dont il ignorait l’engagement, Matisse est submergé d’émotion et ne peut que traduire ses sentiments en la dessinant à nouveau.
Après son mariage avec Georges Duthuit en 1923, elle ne pose plus. Elle occupe toutefois un rôle primordial dans la carrière de Matisse puisqu’elle est son agent. Elle orchestre ventes et expositions, et fait entrer son père au musée. Elle supervise aussi le tirage des gravures et la réalisation des ouvrages illustrés. Par la suite, elle s’attelle au catalogue raisonné et veille à la conservation des œuvres de la chapelle de Vence.
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Matisse et Marguerite, une affaire de famille
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°785 du 1 mai 2025, avec le titre suivant : Matisse et Marguerite, une affaire de famille