Matériaux, technologies élargissent les marchés et libèrent la création

Le temps des binômes : rationalité/invention fonctionnalisme/imagination, réalité/virtualité

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 19 juin 1998 - 2613 mots

Dans son ouvrage Histoire du design, 1940-1990 (Hazan), Raymond Guidot raconte qu’en 1946, à Londres, on pouvait voir à l’exposition "Britain Can Make It", un bombardier éventré : ses organes les plus sophistiqués étaient reliés par des fils à des objets des plus courants, du tracteur à la casserole, illustrant au premier degré le rôle joué par la guerre dans l’émergence du design, au sens le plus large du terme. De tout temps et sous toutes les latitudes, la guerre n’a cessé d’être un formidable accélérateur technique et comportemental. Né de la technique et destiné à l’usage, tout ce qui relève du design est donc particulièrement concerné par cette accélération de l’histoire et ses retombées quotidiennes.

Bref, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’heure n’est pas à la rigolade, mais à la reconstruction. Naîtront de cette urgence et de cette nécessité les tours et les barres que l’on se plaît à dynamiter (ou plutôt à faire imploser) aujourd’hui. Pourtant l’espoir est là. On a soif de vivre, de s’étourdir, de jouir après tant de souffrances. Et voici qu’adviennent les premiers balbutiements du contre-plaqué moulé, de l’acier chromé, des coques en aluminium ou en polyester, de la mousse.

On tente de développer le mobilier de série, la fabrication et la diffusion d’objets manufacturés d’avant-garde. En guise d’avant-garde, c’est le “rognon” qui s’impose, l’ellipse, le boomerang, une sorte d’adaptation de la sculpture abstraite “à la Hans Arp”, à la vie quotidienne : une forme irrégulière et arrondie, le plus souvent évidée en son centre… Un peu partout, on cherche, on tâtonne et, souvent, on échoue. C’est que la remise en marche tout comme la mise à niveau de l’industrie sont difficiles. Jean Prouvé et Charlotte Perriand, Roger Legrand et son follement astucieux Pan U, s’engagent sur la voie de la rationalité, du grand nombre, du démontable, de l’adaptable. Là encore, urgence et nécessité dominent.

Aux États-Unis, les notions de rationalité sont maîtrisées depuis longtemps. On va donc faire assaut d’imagination et d’intelligence avec, en pointe, deux “écuries” assez fracassantes. Deux éditeurs en fait, qui vont donner à la décennie son image et sa qualité. Hermann Miller tout d’abord, avec George Nelson et Charles Eames ; Knoll International ensuite, avec Harry Bertoia et Eero Saarinen. Coques en plastique, structures en fil d’acier vont y gagner des lettres de noblesse toujours en vigueur aujourd’hui. La Scandinavie est toujours présente avec le magistral Finlandais Alvar Aalto et quelques nouveaux venus, danois ceux-là, Arne Jacobsen, dont la chaise Fourmi demeure un grand classique, et Hans Wegner que l’on retrouvera chez Knoll plus tard.

L’Allemagne laminée pare au plus pressé. On tente d’y rétablir l’esprit du Bauhaus en créant, à Ulm, la Hochschüle für Gestaltung qui ne conservera de son illustre prédécesseur que la rigueur, oubliant au passage la fantaisie et la découverte. Néanmoins, c’est à Ulm que s’élaboreront les grands principes du fonctionnalisme d’après-guerre, qui trouvera son apogée, dans les années soixante, avec la sensationnelle gamme de produits électroménagers de la firme Braun, dont le bureau de design est dirigé par Fritz Eichler.

C’est, comme toujours, d’Italie que va surgir le deuxième souffle. Il y existe déjà une belle tradition, doublée d’un dynamisme que rien jamais ne peut altérer. Gio Ponti avec sa revue Domus donne le ton. Il sera bientôt relayé par la revue Casabella, tandis que la Triennale de Milan renaît de ses cendres. De nouveaux créateurs se lèvent, tels Franco Albini, Marco Zanuso et, surtout, Carlo Mollino, atypique, explorateur plein de fougue et doué de tous les talents. En 1954, les grands magasins de la Rinascente créent le “Compasso d’Oro”, un prix qui va annuellement récompenser les meilleurs produits du design italien, toutes catégories confondues. C’est le début d’une prise de conscience. Désormais en Italie, on sait que le meuble, l’objet quotidien, l’équipement de la maison peuvent être, si tout est bien organisé, non seulement une dynamisation de l’industrie, mais un facteur d’export et un accroissement d’image pour toute l’économie. Un choix politique qui ne se démentira plus et qui, aujourd’hui encore, maintient le design italien aux toutes premières places.

C’est également dans les années cinquante qu’interviendra l’explosion des “arts ménagers”. La frénésie du bien-être, la soif du confort lié à la technique et à l’arrivée de nouveaux matériaux va trouver là un terrain d’expression et d’innovation incomparable. On trouve au Salon la matérialisation de ses rêves sous forme de robots ménagers, d’appareils électriques, de machines à laver, à réfrigérer, à repasser, de grils, de chauffe-eau, de toasters… signés des plus grands noms : Carlo Mollino, Raymond Loewy, Ettore Sottsass Jr. Nombre de ces objets, aujourd’hui obsolètes, mais qui ressemblent à de véritables sculptures mobiles, ont depuis longtemps fait leur entrée au musée.
Petit à petit, le monde se reconstruit, et se profile à l’horizon la société d’affluence, parfaitement annoncée par l’étrange Atomium de l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1958.

Le temps des plastiques
Avec un simple et bref documentaire, Le chant du styrène, les matières plastiques font, au cœur des années cinquante, une entrée glorieuse dans le monde esthétique. C’est que le film est signé Alain Resnais et le commentaire Raymond Queneau, qui n’hésite pas à conclure par “Ô temps, suspens ton bol !” Dix ans plus tard, ce n’est plus du chant du styrène dont il s’agit, mais bien plutôt de l’andante des acryliques, de la cantate des polyuréthannes, de l’adagio des polycarbonates, de la symphonie des polystyrènes, du chœur des polyesters…

Le monde du design est littéralement révolutionné par l’apparition et la diffusion des dérivés du pétrole. La société d’affluence qui s’installe autorise tous les rêves. Quant à la plasticité du matériau, sa soumission à la couleur, sa malléabilité – dur, souple, mousse –, elle permet toutes les audaces. Immanquablement, c’est aux Italiens qu’échoit la palme des formes et des couleurs. Invariablement, Salon du meuble après Salon du meuble, la presse internationale titre “Miracle à Milan”. Et c’est vrai, les Italiens s’en donnent à cœur joie, avec quelques créateurs au talent époustouflant : Joe Cesare Colombo, Gaetano Pesce, Mario Bellini, Gae Aulenti, Ettore Sottsass Jr., pour ne citer qu’eux.

Ce déferlement de formes et de couleurs secoue le monde occidental, et quelques répliques sont données aux Italiens. En Suisse, Verner Panton avec sa chaise en hommage à la Zig Zag de Rietvelt ; en France, avec Roger Tallon et son téléviseur Téléavia ; en Angleterre, avec Terence Conran, qui ouvre son premier magasin Habitat en 1964… L’époque voit naître d’étranges objets dont on ne sait s’ils sont des sièges en forme de sol ou bien des sols en forme de sièges – tel le Sacco de Gatti, Paolini, Teodoro –, et qui correspondent si bien au relâchement hippie et baba post-woodstokien.
L’apogée du temps des plastiques se déroulera à New York en 1972, année où le Museum of Modern Art sera entièrement envahi par l’exposition “Italy, the new domestic landscape”, qui fait courir le monde entier. Parallèlement à ces débauches, quelques artistes, architectes et designers – Avril, Aérolande, Moltzer et Barray, Quasar, Quentin, Victor… – s’amusent à inventer meubles gonflables et meubles en carton à la vie éphémère, métaphore de la société de consommation, annonciatrice du tout jetable (le briquet Cricket apparaît en 1965) et au fond, très proche du mouvement Arte povera fédéré à Turin en 1967 par le critique Germano Celant. Dans le même temps, et très concentrés à Florence, des groupes comme Archizoom (mené par Andrea Branzi) ou Superstudio (conduit par Adolfo Natalini) s’essayaient à explorer le futur, à recréer les avant-gardes, à tirer des plans sur la comète, dont on savait, grâce aux recherches spatiales, qu’elle était de plus en plus proche. En résulteront des torrents d’idées, des flots de dessins, et quelques très rares pièces uniques qui font aujourd’hui les délices des collectionneurs.

La fièvre des plastiques touche aussi la France où des créateurs comme Marc Berthier, Marc Held, Olivier Mourgue, Pierre Paulin calment le jeu en appliquant à leurs trouvailles le fameux “sens de la mesure” propre à l’Hexagone. En Finlande, un trio sympathique, Eero Aarnio, Yrjö Kukkapuro et Antti Nurmesniemi éclairent la longue nuit boréale de leurs exploits polychromes.

À partir de 1976, les choses basculent. Deux chocs pétroliers ont changé la face des choses. Et puis, l’esprit de Mai 68 s’estompe ; le système, le grand nombre, la contestation compulsive ne sont plus de mise. On attend, on tergiverse. Le bois refait surface, le “chef-d’œuvre” repousse la performance ; le balancier est du côté d’un certain romantisme. Les rééditions orchestrées par Andrée Putman (Fortuny, Chareau, Oud, Eileen Gray…) ou encore Cassina (Rietvelt, Mackintosh, Le Corbusier…), le raffinement réexpérimenté par Gilles Derain, Olivier Gagnère ou Jean-Michel Wilmotte, la poésie retrouvée par Sacha Ketoff en témoignent.

Et voilà que soudain est publié à New York un ouvrage signé Joan Kron et Suzane Slesin, High Tech. Dès lors, le look industriel, celui qui correspond à l’esthétique des lofts, dont la mode s’impose à New York, va lui aussi s’imposer au monde entier. Joe D’Urso à New York, le tout jeune Philippe Starck à Paris en seront les premiers zélateurs. Un “high tech” couramment pratiqué au Japon, mais sous d’autres formes. À l’Exposition universelle d’Osaka, en 1970, le Japon a davantage découvert le monde que le monde n’a découvert le Japon. L’Empire du Soleil Levant va se lancer dans une course à la technologie et au marketing sans équivalent. Photo, haute-fidélité, auto, moto seront ses terrains d’aventure avec, en point de référence, l’invention en 1978 par Sony du fameux “walkman”…

Romantisme, classicisme, haute technologie, ne manquait plus à ce concert que l’humour. Déjà, à Milan, le groupe Alchymia et, à Lyon, le groupe Totem en explorent les voies qui mèneront tout droit aux années quatre-vingt. Manquait aussi à l’expression quotidienne le “postmodernisme” qui commence à pointer le nez en architecture. Ce sera à la firme Alessi d’en expérimenter les retombées en confiant la création de verseuses, de cafetières et de services à thé à des architectes et designers comme Michael Graves, Paolo Portoghesi et Alessandro Mendini. Curieuse cacophonie qui génère débats, affrontements, anathèmes et sanctifications. Confusion pour les uns, profusion pour les autres, dilection pour d’autres encore… La décennie, commencée dans la rigueur et l’idéologie, s’achève dans un certain tohu-bohu. Le temps du collage, du télescopage, du métissage, s’avance, s’installe. Mais ce ne sont encore que balbutiements.

Les nouveaux baroques
À l’extrême fin des années soixante-dix, chocs pétroliers successifs obligent, l’univers du design a singulièrement réduit ses ambitions, calmé ses ardeurs, bridé ses élans. Un grand retour au calme s’est opéré, qui a vu le bois, tous les bois, reprendre l’avantage sur le plastique, tous les plastiques. Mais le calme précède toujours la tempête. Le 19 octobre 1981, Memphis naissait sous les regards éblouis des chasseurs de meubles du monde entier venus célébrer la énième édition du Salon de Milan. Le choc, cette année-là, était et demeurerait Memphis. Avec, de-ci, de-là, les commentaires désabusés et sarcastiques des critiques qui en ont vu d’autres, des analystes revenus de tout, des sceptiques allés nulle part, des exégètes qui ne regardent jamais. C’était, tout à coup, au cœur de Milan, la capitale active, industrieuse et inspirée du design “pur et dur”, le déferlement du baroque et de l’incertain, de la couleur et du zinzin, du truc et du toc, de l’invention et du clin d’œil, du réminiscent et de l’adapté, de l’humour et du franchement comique. Memphis tire fort, et juste. Le monde entier va lui emboîter le pas, s’engager sur les chemins des influences multiples et diverses, du télescopage du précieux et du “cheap”, des chevauchements iconographiques et iconologiques, des bombardements d’images plus que de formes, des épousailles des fines lances de Paolo Ucello et des gros pieds de Mickey Mouse, du hiératisme pharaonique et du débordement “rocky”… Ettore Sottsass Jr., épaulé par Michele De Lucchi, Aldo Cibic, Matteo Thun, Marco Zanini, George Sowden entre autres, fait tout exploser. L’image prime sur la forme.

“Barbares” français et “fildeféristes” anglais vont s’engouffrer dans la brèche et déverser, une fois encore, des formes et des couleurs épatantes. Garouste et Bonetti, Starck, Gagnère, Szekely, Dubuisson, de ce côté-ci de la Manche, Arad, Lane, Dubreuil, Dixon, de l’autre côté ; Shire en Californie ; Riart et Mariscal à Barcelone…, jusqu’à Kuramata qui, au Japon, avec sa Miss Blanche, saura transcender le mouvement et lui donner ses lettres d’émotion et de poésie.

Une curieuse décennie s’annonce, toute entière dévolue à l’image et au “look”, à la posture et à la projection, et que marquent si bien l’ouverture du Café Costes, signé Philippe Starck, et la commémoration du bicentenaire de la Révolution française qui voit déferler sur les Champs-Élysées les hordes bigarrées, internationales, musicales et joyeuses de Jean-Paul Goude. En 1981, Sottsass prononce quelques mots qui semblent définitifs : “Notre peur du passé a disparu. Maintenant, nous pouvons aller de l’avant avec légèreté. Nous pouvons presque tout faire car nous sommes devenus des navigateurs vieux et experts sur des mers largement ouvertes”. Presque tout faire oui. Nous voici en pleine “société du spectacle”. Certains y voient un chaos magnifique sous la lumière, d’autres ne savent plus où donner de la tête. Assiste-t-on à la fin de l’histoire comme l’annonce Jean Baudrillard ? Qu’importe, l’avenir tranchera. Pour l’heure, on mélange allègrement tout et son contraire. La mode, le graphisme, la photographie, la bande dessinée et même la cuisine font leur entrée dans le domaine réservé, l’univers clos de la culture où s’épanouissaient peinture, sculpture et architecture. Le design leur emboîte résolument le pas. Les designers changent de statut ; ils deviennent des “créateurs” à part entière et sont rejoints dans leur discipline par les architectes et les artistes qui savent dorénavant aussi bien se plier aux exigences de l’industrie et du marketing que les designers.

Mais plus encore que ces profusions d’objets et de meubles, ce sont les endroits qui désormais font école. Civilisation des loisirs aidant, la consommation conviviale et la consommation culturelle sont devenues des passages obligés : cafés et hôtels, théâtres et salles de concert, musées et centres culturels sont devenus les lieux où tout se noue et se dénoue, les goûts comme les comportements, les modes comme les manières… Les cafés Costes et Beaubourg à Paris ; l’hôtel Morgan ou le Royalton à New York ; le night-club Teatriz à Madrid ou l’immeuble Asahi à Tokyo ; le CAPC à Bordeaux ou la Hong Kong & Shanghai Bank à Hong Kong ; la Fondation Menil à Houston et, plus tard, le Guggenheim de Bilbao… Et, derrière tout ça, les mêmes noms reviennent inlassablement : Starck, Portzamparc, Andrée Putman, Nouvel, Piano, Gehry, Foster, Ando…

L’ère du “mobile homme”
Comme si les années quatre-vingt et la première moitié de la décennie suivante avaient été celles des derniers feux d’artifice, d’un appétit féroce face à un avenir incertain et indescriptible. Tout va trop vite à l’ère du “mobile homme”… Mobilité, fluidité, simultanéité, miniaturisation, robotisation, informatisation, échanges, liaisons, réseaux, autant de facteurs d’ordre physique et psychologique difficiles à apprécier, à quantifier. Face à un univers multiple, hétérogène, quasi illisible, en perpétuel devenir, en constante transformation, en permanente virtualité, comment et où se situe le designer, le créateur d’objets et de meubles destinés à servir leurs contemporains et à passer à la postérité ?

Comme le souligne Raymond Guidot, cent cinquante ans après la révolution du Crystal Palace, le rôle des designers est sans doute moins de créer des meubles et des objets que “de se préoccuper avant tout des facteurs d’ambiance, de tout ce qui est capable d’agir sur les sens, en oubliant le contact immédiat avec la matière façonnable. Est-il utopique de considérer alors que le rôle du designer de demain consistera surtout à coordonner des effluves et des ondes, à mettre en scène l’invisible ?”

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°63 du 19 juin 1998, avec le titre suivant : Matériaux, technologies élargissent les marchés et libèrent la création

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