Art contemporain

Marcel Duchamp, fascinant et énervant

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 21 août 2014 - 1601 mots

Défendre ou critiquer Duchamp est un art en soi, une figure de style. Car l’œuvre (et la vie) de l’artiste s’avèrent un fourre-tout pratique pour les critiques et les artistes. Sans rien retirer à l’exemplarité de l’œuvre duchampienne, mieux vaut désigner ses héritiers car les contrefaçons sont nombreuses.

Dire que, dans les années 1950, Marcel Duchamp vivait modestement à New York et passa même trois mois à Paris, totalement inaperçu. Aujourd’hui, il serait millionnaire en droits d’auteur tant son œuvre est citée sans répit. Cette vie loin des projecteurs et des hommages, c’était avant qu’on ne le redécouvre à l’aube des années 1960, avant qu’Arturo Schwarz n’édite avec son accord (mais sans s’enrichir) quatorze séries de huit ready-made, que des rétrospectives majeures à Stockholm, Londres et Pasadena démontrent combien l’œuvre de Duchamp était majeure. Aimer ou critiquer Duchamp est devenu un académisme autant que son œuvre. Mais là où l’œuvre est retorse, c’est qu’elle continue d’échapper à une certaine logique et à sa compréhension totale. Des zones d’ombre demeurent, devenues le sujet de commentaires infinis pour le plus grand plaisir de ses thuriféraires. Pour ou contre ? Duchamp reste insondable tout en ayant inventé l’œuvre la plus désarmante de simplicité formelle qui soit : le ready-made. De quoi contrarier les pourfendeurs de l’intellectualisme duchampien. Énervant et fascinant, c’est tout l’art de ce grand dandy dont l’air las et indifférent était contrebalancé par une attitude affable. 

Un héritage sans fond(s) ?
L’héritage est-il si encombrant comme l’écrivait Valérie Duponchelle dans Le Figaro en 2013 ?  « Une œuvre de Duchamp n’est pas exactement ce qu’on a devant les yeux, mais l’impulsion que ce signe donne à l’esprit de celui qui le regarde », en disait déjà Jacques-Henry Lévesque en 1955. C’est là l’une des clefs de la surabondance de citations et d’emprunts, jusqu’aux raccourcis. Parce que l’œuvre de Duchamp ne laisse pas tranquille lorsqu’elle est vue, qu’elle est si versatile qu’elle semble essentielle tout en étant excessive. Preuve en est, le nombre de mouvements et pratiques influencés par les productions de Duchamp, du ready-made à l’installation, du pop art et de l’art conceptuel au Body Art, de l’appropriationnisme au queer. Pour un artiste qui ne voulait pas être pris au piège des étiquettes, sa prescience et son influence ont été bien au-delà de son existence et ont labellisé la production artistique du XXe siècle à un point inégalé. Dès l’Armory Show de 1913, son Nu descendant un escalier n° 2 (1912) crée une commotion et lorsque Duchamp débarque à New York, il est déjà très connu. Il fascine dès lors les autres artistes. L’historienne Giovanna Zapperi rappelle les dires d’Henri-Pierre Roché selon lesquels Duchamp était « entouré par une foule croissante de disciples… Il créait de la légende, comme un jeune prophète qui n’écrit guère de textes, mais dont les bouches répètent la parole. Et les anecdotes de sa vie deviennent des miracles ». La façon aussi dont Duchamp regarde et plébiscite les autres artistes est d’ailleurs exceptionnelle. L’essor de l’art de Brancusi aux États-Unis doit à ce titre beaucoup au Français. Nombre d’artistes actuels perpétuent cet état d’esprit en forme d’éthique créatrice. Plus tard, il fascine Richard Hamilton, le père du pop art britannique. Celui-ci découvre le corpus duchampien à la fin des années 1950, puis réalise, avec l’aval du maître, la copie du Grand Verre pour l’exposition de la Tate londonienne en 1966. Dès lors, Hamilton s’emploiera à diffuser l’esprit et la pensée de Duchamp jusque dans ses dernières œuvres. Jasper Johns et Robert Rauschenberg, propulsés néo-dada dans les années 1950, reconnaissent aussi leur dette, tandis que le compositeur John Cage et le chorégraphe Merce Cunningham revendiquent eux aussi l’influence de Duchamp. Le pop art, depuis les répliques de boîtes de soupe de Warhol jusqu’aux sculptures débandées de Claes Oldenburg, a aussi payé son tribut. Du côté francophone, depuis les mécaniques de Jean Tinguely, entre cinétisme et machines célibataires autodestructrices, jusqu’aux accumulations d’objets des Nouveaux Réalistes, l’influence était manifeste. « Je joue le rôle de prototype et j’en suis enchanté. Mais cela ne signifie pas plus que cela […]. Je ne dois rien à personne, et personne ne me doit rien. »

Ready-made et affaires de goût
Un des grands apports de Duchamp reste le formidable coup de poing asséné aux diktats du bon goût et du jugement de valeur. Encore dernièrement, lors de la célébration du centenaire du premier ready-made, le penseur allemand Boris Groys soulignait le séisme toujours ardent qu’a provoqué l’artiste avec ce geste an-artistique. On retrouve cette puissance chez Maurizio Cattelan dont l’œuvre a elle aussi bousculé bien des positions depuis les années 1990. Les superstitions et la fascination qu’il suscite accentuent les similitudes jusque dans la décision d’arrêter prématurément de créer : en 1923 pour Duchamp après avoir échoué à terminer le Grand Verre, après sa rétrospective majeure au Guggenheim fin 2011 pour l’Italien. Humour noir et indifférence mesurée, ni l’un, ni l’autre ne goûtent le cirque mercantile de l’art, même si Cattelan a eu plus de difficultés à le court-circuiter que son illustre prédécesseur. De sa retraite anticipée à cinquante et un ans, Cattelan dira au New York Times qu’elle est partie prenante de sa dernière exposition, manière encore, volontaire ou non, de ressembler à Duchamp dont la seule activité de vivre était devenue son art. Et jusque dans son accrochage ultime, les similitudes en font presque un « fils de ». Il ira jusqu’à reproduire certaines de ses œuvres pour l’exposition, comme Duchamp qui « valida » son Grand Verre à Londres, Stockholm (par deux fois) et Tokyo. Puis, c’est dans la façon de les montrer, suspendues en totalité comme des « saucissons italiens » (dixit l’artiste) que Cattelan atteint le brio et la puissance du fameux mile de corde tendu dans l’une des pièces de l’exposition « First Papers of Surrealism » en 1942 à New York, empêchant ainsi les visiteurs de pénétrer la salle-piège et de bien voir les œuvres.

Un cynisme postmoderniste
Avec l’avènement du cynisme postmoderne à partir des années 1980, des artistes se sont emparés des notions d’original et de copie poussées dans leurs retranchements à plusieurs reprises avec le ready-made, dans le mouvement appropriationniste. Sherrie Levine a réalisé un urinoir en bronze en 1991, Sturtevant a incarné Duchamp, dupliqué ses mises en scène. Quant à Haim Steinbach, il a collectionné les objets et les a assemblés sur des étagères en exacerbant les contrastes entre haute culture et production de masse. À ce « jeu »-là, John M. Armleder est un autre « fils de », tant l’œuvre et l’esprit duchampiens flottent sur ses Furniture Sculptures inventées à la toute fin des années 1970 jusqu’à son propre personnage, peintre sans affect, véritable esthète dandy et délicieusement caustique. Histoire du goût et des valeurs font ici le socle de sa conception de l’art et de la création dédramatisée tout en étant solidement cultivée. Armleder est aussi un promoteur notoire d’artistes en Suisse et suscite l’admiration de ses pairs tout en évitant les académismes. Cela rappelle quelqu’un. Chez nous, Bertrand Lavier serait de cette trempe-là, version autodidacte et moins gourou, ce qui n’enlève rien à la circonspection que provoquèrent ses œuvres, des post-ready-made bousculant les spectateurs les plus aguerris, depuis un réfrigérateur posé sur un coffre-fort (Brandt/Fichet Bauche, 1984) jusqu’à une Giuletta accidentée (1993), sans oublier des peintures déléguées à des « artistes peintres » ou des toiles de blancs d’Espagne.

Emancipé, jusqu’à l’agacement
Le spectateur, justement, parlons-en. On a beaucoup (trop ?) glosé sur la position de Duchamp désignant le regardeur comme « celui qui fait le tableau ». « L’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création, car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes, et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. » Depuis cette réflexion, la critique, les institutions et les artistes ne se gênent pas pour faire porter le chapeau ou finir le travail au spectateur, il ne faut donc pas s’étonner qu’il se rebiffe et démontre, parfois, son agacement ! Mais en donnant au spectateur une telle responsabilité, il l’a aussi dégagé de sa position de simple croyant dominé par un art supérieur. Le spectateur s’est affranchi avec Duchamp. Il est devenu connaisseur, le tout sans avoir l’air d’y toucher. « Le grand art de Marcel Duchamp, c’est la déprise », rappelait avec gourmandise son biographe Bernard Marcadé sur France Culture. Duchamp a écrit, dit, mais son détachement serein fait qu’on ne sait pas si tout cela était programmé ou le fruit d’une intuition redoutable l’ayant conduit à façonner ce qui aujourd’hui nous semble essentiel. Beaucoup de jeunes artistes l’admirent pour la richesse polysémique de ses œuvres, leur contemporanéité, et le plébiscitent dans des œuvres entre hommages patents ou inspirations infuses (Mathieu Mercier, Franck Scurti, Olaf Nicolai, Hiroshi Sugimoto). D’autres, comme Raphaël Zarka, sont fascinés par son irréductibilité au marché. Des commissaires mêmes témoignent de leur fascination comme Guillaume Désanges.

Grâce à la « touche d’opacité » qui l’auréole (une formule de Calvin Tomkins), Marcel Duchamp est un père putatif que l’art contemporain a du mal à tuer tant l’œuvre est puissant et qu’il n’a tout simplement pas envie de liquider tant l’œuvre est « pratique ». La critique et les historiens peuvent abuser des ombres interprétatives pour se lancer dans des gloses outrées (la fortune critique de l’inframince a de quoi lasser), certains peuvent convoquer l’indifférence duchampienne pour masquer leur dilettantisme, et le ready-made a souvent bon dos pour les emprunts opportunistes. Mais pour cela, il faut une contribution exceptionnelle. C’est le grand art de Marcel Duchamp. 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°671 du 1 septembre 2014, avec le titre suivant : Marcel Duchamp, fascinant et énervant

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