Manet - Moderne à perpétuité

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 11 mars 2011 - 1502 mots

Objet d’un culte fervent, Manet est plus qu’un génie, une idole. De ces idoles que l’on vénère ou que l’on brûle. De ces idoles qui, malgré elles, polarisent les enjeux d’une société. Et sa prétendue modernité.

Manet est un grand artiste. Et, comme  pour nombre de grands artistes, on sait beaucoup de choses de lui. On sait la singularité de sa création comme les modalités de son évolution. On sait, malgré une éphémère trajectoire qui compte cinquante et une années, l’intensité d’une vie (1832-1883) passée à peindre, à peindre encore et toujours.Encore, car seuls comptent l’étude et le travail ; toujours, car comment créer sans transiger, ne serait-ce qu’un peu, avec l’éternité ? On sait la place des femmes, de Victorine Meurent et de sa délicatesse solaire, presque mélancolique (1862), de Berthe Morisot et de sa grâce frondeuse, relevée par un simple bouquet de violettes (1872), de Suzanne, épouse diligente et pianiste appliquée (1867-1868). Et si l’on en sait beaucoup, on ne sait pas tout. Heureusement, logiquement. 

Exposer Manet
Tout cela, on le sait par la glose, gigantesque, et par les expositions, récurrentes. Au rang de ces dernières, il en est une qui, de mémoire de visiteur et d’historien de l’art, demeure incomparable : celle que Françoise Cachin, récemment disparue, consacra il y a désormais vingt-huit ans à cet artiste majeur. 1983, comme un millésime. Là, au Grand Palais, Manet trônait enfin en majesté, face à l’Élysée et non loin de l’Alma, face au pouvoir et près de ses souvenirs, en lieu et place de ce palais de l’Industrie qui abrita en 1863 son Olympia. Lui, le refusé, se voyait enfin adopté, par les siens et par les autres. La religion Manet pouvait commencer, avec ses pèlerins et ses marchands du temple, ses œuvres miraculeuses et son catalogue biblique. Venues des quatre coins du monde, les reliques inoculaient immédiatement la foi et énonçaient l’évidence, celle que Manet était un saint et que sa modernité réclamait de nouvelles cathédrales.

Revenir sur cette manifestation exceptionnelle de 1983 doit nous permettre de comprendre les enjeux de la présente exposition qui, sise au musée d’Orsay, dut affronter un choix délicat : ambitionner une rétrospective strictement monographique au risque de souffrir de l’ombre d’un pèlerinage douloureux car inoubliable ou, au contraire, explorer différemment une création, quitte à renoncer à l’exhaustivité hagiographique pour lui préférer une liturgie moins canonique mais tout aussi docte. 

Au terme de cet exercice périlleux de la vérification des reliques – et donc de leur(s) pouvoir(s) –, certains regretteront évidemment des absences. Car non, tout n’est pas là. Et si le Chemin de fer (1872-1873) de la National Gallery de Washington, la Nana (1877) de la Kunst-halle de Hambourg et le Bar des Folies Bergère (1881-1882) du Courtauld de Londres ne sont pas exposés, ils ne manquent pas à la démonstration, preuve de sa remarquable cohérence. S’ils manquent, c’est uniquement à nos yeux. Le croire pour le voir. 

Situer Manet
Tout pourrait commencer par là. Dans son Hommage à Delacroix (1864), autour de l’effigie d’un peintre mort quelques mois auparavant, Fantin-Latour réunit dix artistes, dix hommes silencieux, presque recueillis, encore pleins du deuil de leur aîné. Dans ce manifeste esthétique aux allures de portrait de famille, outre Whistler ou Bracquemond, l’auteur a représenté Manet et, d’une manière significative, Champfleury et Baudelaire. Ainsi, entouré d’un côté par le thuriféraire de Courbet et, de l’autre, par le défenseur de Delacroix, le récent refusé serait-il moins farouchement indépendant, moins solennellement moderne qu’il n’y paraît ? Serait-ce à dire que Manet, loin d’être compromis par cette image, conjuguerait réalisme et romantisme ?

Conclue par un point d’interrogation, cette hypothèse traverse l’actuelle exposition du musée d’Orsay, de telle sorte qu’elle permet également de nuancer l’ascendance de Manet sur l’impressionnisme et, à sa suite, sur la peinture pure. En effet, si La Seine à Argenteuil (1874) est une toile emblématique du pleinairisme, elle est toutefois organisée selon une rigueur et une trame linéaire émancipées des seules prescriptions impressionnistes. De même, quand un regard hâtif jeté sur Sur la plage (1873) pourrait laisser croire à une monumentale pochade, une observation prolongée révélera vite des solutions spatiales et des options chromatiques foncièrement bannies par Monet et les siens.

Alors, où situer Manet, celui qui, comme Legros, aime les chats puis, comme Boldini, s’intéresse à Henri Rochefort (1881) ? Avec quelle règle, sous quelle étiquette, par quelle taxinomie le ranger ? 

Déclasser Manet
Au seuil des années 1860, les nombreux portraits que Manet réalise de Baudelaire ou de sa Maîtresse (1862) attestent la « vive sympathie » qui lia les deux hommes, sans que le poète ne parvînt jamais à reconnaître en ce jeune auteur ce « peintre de la vie moderne », locution qu’il réservera à Constantin Guys (Deux femmes debout).

Frontalement ou par ricochet, Manet s’imprègne des romantismes, qu’il se souvienne de celui – dilué – de Couture, de celui – tempétueux – de Delacroix (La Barque de Dante, 1854) ou de celui – ingresque – de Chassériau (Lola de Valence, 1862). Peu à peu, se dégage un artiste inclassable, sans doute, mais un artiste qu’il convient surtout de déclasser pour repenser ses audaces. Un artiste qui réfléchit aux potentialités de la photographie – comme Baudelaire – et aux vertus ambivalentes de la durée et de l’instantanéité – avec Mallarmé, dont il livre en 1876 un remarquable portrait. Preuve, certainement, que la langue de Manet peut donner à voir « les fleurs du mal » et « l’absente de tout bouquet », qu’elle peut exprimer et évoquer, incarner et suggérer. Repérer la modernité de Manet, c’est répudier le leitmotiv formaliste pour entendre une œuvre symphonique, un hymne à l’Histoire, c’est discerner, sans jamais les opposer ; sa capacité réaliste à restituer (Le Petit Lange, 1861-1862), sa propension romantique à sublimer (Un moine en prière, vers 1864), sa vocation impressionniste à cristalliser (Sur la plage de Boulogne, 1868) et sa facilité symboliste à insinuer (L’Automne, 1881). C’est se rappeler qu’une révolution n’est jamais qu’un retour et que la modernité n’est jamais qu’une promesse. 

Réinvestir Manet
Inclassable, Manet l’est moins par choix que par défaut. Non qu’il cherchât à tout prix l’indépendance que les chroniques à venir lui prêteront. Au contraire : puisqu’elle le marginalisait, l’artiste eût volontiers dompté quelque peu son originalité, celle qui l’empêchait invariablement d’exposer aux Salons et de jouir d’une reconnaissance sans cesse ajournée.

Inclassable, Manet l’est tout simplement parce qu’il surclasse. Et c’est faire erreur que de vouloir éclairer sa production – nuancée, tamisée – à la lumière de nos projecteurs binaires et de nos projections éblouissantes. L’anticlérical excella dans la peinture religieuse (Jésus insulté par les soldats, 1865), l’apologiste des femmes sut devenir le portraitiste des fleurs (Vase de pivoines sur piédouche, 1864).

Sagace, l’exposition parvient ainsi à réinvestir le parcours de Manet et à illustrer quelque vingt-et-une années de création acharnée. Aussi, Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe ressemblent moins à deux torpilles stratégiques et contemporaines (1863) sur le terrain miné de la modernité qu’à ce qu’elles sont vraiment : deux merveilleuses épiphanies de la grande peinture. De la très grande peinture.

ENTRE LE FUGITIF ET L’ETERNEL, LE MODERNE EN PEINTURE

Modernité. Le mot, sans cesse, revient. Ici et là, sous la plume des littérateurs ou des historiens, des béotiens ou des spécialistes. Sésame de la beauté adéquate pour les uns, preuve évidente de la dégénérescence pour les autres, la « modernité » ressemble à l’aiguille d’un baromètre sans graduation, à une mesure d’autant plus invoquée qu’elle ne recouvre pas d’acception précise. Ou plus.

« La moitié de l’art »
Introduit par Balzac, repris par Chateaubriand, le substantif modernité dérive de l’adjectif moderne et désigne alors ce qui n’est pas « antique » ou « médiéval », ce qui appartient à aujourd’hui sans jamais ressortir à hier. Bientôt, le terme va déserter ce registre strictement temporel pour une sphère esthétique : est moderne l’art qui caractérise pleinement l’époque qui le voit naître – Bastien-Lepage ou Fantin-Latour sont modernes, car ils s’emparent de l’actualité. Est moderne l’art qui, de la Seconde République au premier conflit mondial, peuple dorénavant nos musées.
La société occidentale ne tarde pas à ériger la modernité en credo artistique et politique, voire démocratique : majuscule, le Moderne – Courbet en tête – braverait le monde pour le transfigurer. Contemporain de lui-même, démiurge prédicateur, le Moderne anticiperait les temps futurs. L’avant-garde serait sa partie saillante, sa frange accomplie, son exaspération ultime.
Or, c’est ici oublier, selon Baudelaire, que la modernité n’est qu’une « moitié de l’art », que « le transitoire, le fugitif, le contingent » n’éblouissent que s’ils se conjuguent avec « l’éternel, l’immuable ». Si Olympia (1863) ouvre le règne de la modernité, c’est autant pour sa scrutation d’une actualité que pour sa fixation d’une permanence. Sans cette tangente vers l’immortalité, la modernité serait bien peu : une simple mode. Sans cette exigence d’éternité, L’Asperge (1880) flétrirait de n’être que cela : une simple asperge. Là, entre hier et demain, entre modernes et anciens, gît ce rien que d’aucuns appellent poésie. À perpétuité.

Biographie

1832 Naissance à Paris.

1848-1850 S’embarque sur le bateau-école Havre et Guadeloupe pour Rio de Janeiro.

1850-1856 Fréquente l’atelier du peintre Thomas Couture.

1859 Le Buveur d’absinthe est refusé au Salon.

1861 La même année, Manet rencontre Degas, Courbet et Baudelaire.

1863 Le Déjeuner sur l’herbe fait scandale au Salon des refusés.

1865 Après le scandale d’Olympia au Salon, Manet part visiter l’Espagne.

1866 Manet rencontre Zola qui a pris sa défense.

1867 Organise une exposition personnelle en marge de l’Exposition universelle.

1870 Pendant le siège de Paris, Manet s’engage avec Degas dans l’artillerie de la garde nationale.

1872 Durand-Ruel achète 24 toiles.

1873 Rencontre Mallarmé.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°634 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Manet - Moderne à perpétuité

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