Malévitch, infiniment

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mars 2003 - 1644 mots

Inventeur du suprématisme, engagé dans l’art abstrait, radical et puriste jusqu’à offrir une peinture libérée de toute contrainte, Kasimir Malévitch s’était précédemment intéressé au divisionnisme, au fauvisme, au néoprimitivisme, à Cézanne. Un choix d’œuvres issues des collections du Stedelijk Museum d’Amsterdam, exposées au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, est l’occasion d’y voir toutes les façons du peintre.

En 1927, autorisé à se rendre en Europe occidentale par ses autorités de tutelle en tant que « représentant de l’Institut de culture artistique de Leningrad », Kasimir Malévitch séjourne successivement à Varsovie puis en Allemagne. L’exposition personnelle que lui consacre cinq mois durant la Grosse Berliner Kunstaustellung est l’occasion pour lui de faire la connaissance de nombreux artistes, parmi lesquels Schwitters, Arp et Moholy-Nagy, et de visiter, à l’invitation de Walter Gropius, le Bauhaus à Dessau. Le chaleureux accueil qu’il y reçoit est notamment sanctionné par la décision de publier un livre avec ses écrits, lequel paraît à la fin de l’année sous le titre Die gegenstandlose Welt (Le monde sans objet). De retour en Russie, face aux difficultés et à l’incompréhension qu’y rencontre son art, l’artiste décide donc de « laisser aux mains de ses amis Hans von Riesen et Hugo Häring, non seulement les œuvres qu’il avait apportées pour son exposition, mais aussi une sélection de ses écrits, demeurés à l’état de manuscrits : notes personnelles, cahiers, inédits préparés pour la publication, etc. (1) »
Acquis pour l’essentiel par le Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1957, ce fonds constitue l’une des plus importantes collections d’œuvres et de documents de Malévitch, encore enrichi par les archives de von Riesen. Alors que l’institution néerlandaise engage, aujourd’hui, tout un programme de travaux de réaménagement de ses locaux, l’obligeant à fermer ses portes pour de longs mois, le musée d’Art moderne de la Ville de Paris s’est saisi de l’occasion pour lui proposer de présenter un très large choix de ce fonds, associé à celui, inédit en France, de la fondation Khardjiev-Tchaga, en dépôt à long terme au Stedelijk. Quand on sait la rareté et la maigre représentation dans nos collections publiques de l’œuvre de cet artiste dont l’influence critique détermine pour une bonne part l’art du xxe siècle, on mesure aisément l’importance de l’événement, d’autant que ses deux dernières expositions en date à Paris remontent à plus de vingt ans (2).

Un cubisme personnel
Peintre et théoricien, fondateur du suprématisme, Kasimir Severinovitch Malévitch (1878-1935), originaire d’Ukraine, de parents d’origine polonaise, est considéré comme « l’un des plus grands esprits de notre temps (3) ». La forme de pensée qu’il a développée et dont son œuvre, tant peinte que dessinée, est l’illustration s’inscrit au début du xxe siècle dans le contexte pionnier des avant-gardes russes, lesquelles ont littéralement remis en question le rôle, le statut et la fonction de l’œuvre d’art. Si Malévitch ne cesse tout d’abord de multiplier les expérimentations, reprenant à son compte sur le plan théorique certaines des réalisations de l’art occidental, il ne va pas tarder à s’en démarquer. Tandis que ses premières œuvres avouent une influence tantôt impressionniste et divisionniste, tantôt symboliste et nabi, comme en témoignent ses figures féminines – ainsi Femme au journal, 1906 – et ses scènes de parcs et jardins, son intérêt pour le fauvisme et le néoprimitivisme le fait passer d’un soin purement illustratif à une préoccupation plus construite où la couleur comme matière joue un rôle déterminant. Aux scènes urbaines succèdent celles d’un monde laborieux – telles Charpentier, 1908-1910 et Frotteurs de parquet, 1911-1912 – dont l’iconographie et les compositions simplifiées avouent leur dette à l’art populaire des ex-voto et de la peinture sur verre. Son intérêt et sa compréhension de Cézanne vont lui permettre d’éviter les écueils d’une déconstruction cubiste au bénéfice d’abord d’une figuration cubo-futuriste dont les corps massifs se composent d’éléments tubulaires – ainsi Bûcheron, 1912 –, puis d’une manière très personnelle, qu’il qualifie de cubisme alogique. Soucieux d’affirmer le caractère bidimensionnel du tableau, Malévitch juxtapose alors en surface de ses tableaux une série d’éléments figuratifs divers, entiers ou fragmentés, sans rapport direct les uns avec les autres, parfois mêlés à des mots ou des lettres. Si cette façon l’assure d’un détachement de toute représentation rationnelle du réel, sans pour autant renier ce dernier, l’organisation des éléments empruntés au réel instruit une dimension autre, qui confère à chacun d’eux une totale indépendance plastique et à l’ensemble quelque chose d’incongru. Daté de 1914, Un Anglais à Moscou n’en est pas seulement l’illustration la plus accomplie mais est également un tableau charnière au moment même où Malévitch décide de s’engager sur la voie d’un art résolument abstrait, radical et puriste qui va le conduire aux extrêmes d’une peinture libérée de toute contrainte.

Le suprématisme, un nouveau réalisme pictural
En quête de celle-ci, Kasimir Malévitch mène parallèlement dès 1913 certaines recherches qu’il ne révélera qu’à l’occasion de l’exposition intitulée « 0.10 Dernière exposition futuriste », organisée par Ivan Puni en décembre 1915 à Petrograd. À la surprise générale, il y expose tout un ensemble de peintures – dont le célèbre Carré noir sur fond blanc accroché tout en hauteur, à cheval sur deux murs – qui ne figurent que des formes géométriques en navigation dans l’espace. Si aucune ne porte encore la mention « suprématiste », elles procèdent toutes de la volonté d’établir une nouvelle syntaxe picturale fondée sur des relations nouvelles entre format, forme et couleur. « Quand la conscience aura perdu l’habitude de voir dans un tableau la représentation de coins de nature, de madones et de Vénus impudentes, nous verrons l’œuvre purement picturale », affirme le peintre dans une publication parue simultanément à Moscou fin 1915, intitulée Du cubisme et du futurisme au suprématisme : le nouveau réalisme pictural et qui opère comme le manifeste de sa pensée picturale.
Au cours de la seconde moitié des années 1910, Malévitch décline peintures et écrits théoriques, déterminant le suprématisme à la recherche d’un infini, au cœur d’une démarche proprement métaphysique en complète opposition au constructivisme développé de son côté par Vladimir Tatline et présenté pareillement dans l’exposition de Petrograd. Quand l’un aspire à une création non objective, visant à libérer le « rien », comme il en est de son Carré blanc sur fond blanc de 1918, l’autre s’adonne à une « culture des matériaux », jouant de toutes leurs qualités physiques dans une production de reliefs et de contre-reliefs. Au lendemain de la Révolution, quand Malévitch, malgré tous ses efforts à la rejoindre, demeure un penseur spiritualiste, voire mystique, Tatline réalise en 1920 son Monument à la IIIe Internationale pour servir concrètement de tribune à Lénine.
Dans les années 1920, enseignant à l’école d’art de Vitebsk, puis à Leningrad, au sein des ateliers libres d’État, les Vkhoutemas, Malévitch fonde un groupe désigné du nom d’Unovis, défendant « l’affirmation du nouveau en art ». Il y développe notamment tout un travail articulé sur l’étude des formes dans l’espace, concevant avec ses disciples de nombreux projets d’architecture – qui prennent forme dans des compositions sculptées nommées « architectones » – et autres plans d’urbanisme appelés « planites ». S’il crée par ailleurs quelques objets en matière de design et dessine quelques motifs pour tissus imprimés, ce ne sont jamais là que des entreprises ponctuelles, tant il est absorbé par sa vision utopique et son souci de réflexion théorique car, au bout du compte, la peinture est son unique idéologie. Qu’il lui accorde une formulation abstraite ou qu’il l’envisage sur le mode figuratif, cela ne change rien à ce qui la motive, au point même qu’il mêlera volontiers les deux manières dans toute une série de peintures à la fin des années 1920, créant le trouble auprès de ses exégètes quant à la datation précise de certaines d’entre elles !
Accusé d’avoir fait table rase du passé, Malévitch possède une démarche longtemps considérée comme suicidaire alors même qu’elle pose les questions théoriques propres à la modernité, à savoir celle de la surface et de l’infinitude. Du plan et de la profondeur. Pas plus qu’elle ne ramène la peinture à son degré zéro, son œuvre n’en annonce la fin. Bien au contraire. Tout en marquant l’aboutissement d’une crise de l’image et en décrétant la fin de l’illusionnisme, elle ouvre le champ du pictural à la conquête de nouveaux espaces dans cette qualité d’atteinte d’un au-delà où la forme pure et la couleur pure sont libres de tout succédané. « J’ai percé l’abat-jour bleu des restrictions des couleurs, j’ai débouché dans le blanc ; camarades aviateurs, voguez à ma suite dans l’abîme, car j’ai érigé les sémaphores du suprématisme », s’exclame l’artiste dans l’un de ses écrits (4) tout en poursuivant : « J’ai vaincu la doublure bleue du ciel, je l’ai arrachée, j’ai placé la couleur à l’intérieur de la poche ainsi formée et j’ai fait un nœud. Voguez ! Devant nous s’étend l’abîme blanc et libre. Devant nous s’étend l’infini. »

1 – Malévitch Écrits, présentés par Andréi B. Nakov, Paris, éditions Champ Libre, 1975, p. 185.
2 – Malévitch, Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1978 ; Malévitch, architectones, peintures, dessins, collections du MNAM, Centre Georges Pompidou, 1980.
3 – Jean-Claude Marcadé, Malévitch – dessins, catalogue de l’exposition à la galerie Jean Chauvelin, Paris, 1970.
4 – Malévitch Écrits, op. cit., pp. 214-215.

L'exposition

« Malévitch, un choix dans les collections du Stedelijk Museum d’Amsterdam », du 30 janvier au 27 avril, tous les jours de 10 h à 19 h. Plein tarif : 5 euros, tarif réduit : 3,5 euros, tarif jeunes : 2,5 euros. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du président Wilson, Paris XVIe, tél. 01 53 67 40 00. Tandis que, de l’impressionnisme au suprématisme, les différentes périodes de l’œuvre de l’artiste sont représentées par vingt-quatre peintures, quelque cinquante œuvres graphiques en constituent un parcours rétrospectif, depuis l’expérience symboliste ou « moderne » jusqu’aux dernières années postsuprématistes.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Malévitch, infiniment

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