Pays-Bas

L’utopie n’est plus ce qu’elle était

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 15 octobre 2013 - 744 mots

L’expressionnisme et le constructivisme, deux visions complémentaires d’un monde nouveau ? Une hypothèse originale qui reste discutable.

LEYDE - Visionnaires les créateurs ? En tout cas pour Kandinsky qui les décrit ainsi : « Dans toutes les sections du triangle, on peut trouver des artistes. Celui d’entre eux qui est capable de voir par-delà les limites de sa section est un prophète pour son entourage et aide au mouvement du chariot récalcitrant. » Partout, les participants aux nombreuses avant-gardes se présentent comme des chantres du changement.
« Utopia, 1900-1940 », présentée à Leyde (Pays-Bas), cherche à montrer comment des projets utopiques se développent (sinon se réalisent) dans toute la première moitié du XXe siècle. Doris Wintgens Hötte, commissaire de la manifestation, remet en cause l’idée selon laquelle la transformation du monde incomberait uniquement aux constructivistes, ce mouvement qui enflamme toute l’Europe après la Grande Guerre. D’après elle, les expressionnistes envisagent déjà une nouvelle société à l’aide de leurs œuvres accompagnées d’un discours théorique.
Les travaux présentés ici évoquent les lieux et les activités censés permettre à l’homme de se libérer de l’oppression, de l’aliénation infligées par le monde moderne. La nudité, la danse extatique pratiquée à l’air libre (l’Ausdruckstanz « inventée » par le danseur et chorégraphe Rudolf van Laban), la sexualité épanouie sont quelques exemples de cette expression exacerbée de soi où l’individu semble se rapprocher de la nature originelle. Le paradis du premier groupe expressionniste, Die Brücke (« Le Pont »), est un paradis païen, exaltant le désordre des sens. Puisant leurs figures dans un monde qui se veut à l’écart de la culture occidentale, les jeunes artistes lancent un défi aux manières traditionnelles de dépeindre le monde.

Réaction antimatérialiste
Si l’autre pôle de l’expressionnisme naissant, Der Blaue Reiter (« Le Cavalier bleu »), partage cette fascination pour le primitivisme, le corps humain y est remplacé par une démarche qui aboutira à l’abstraction, tandis que se substitue à la sensualité une spiritualité qui frôle souvent le mysticisme.
Peut-on pour autant parler d’une vision utopique expressionniste ? Il est vrai que Die Brücke comme Der Blaue Reiter ont su inventer un langage plastique différent qui traduit leur mode de sentir et d’agir. Cependant, il s’agit avant tout d’une réaction antimatérialiste, traduisant le rejet d’une société autoritaire et conformiste où la vie artistique est étouffée sous des structures rigides et une stricte censure. Poussant cette logique à l’extrême, il arrive que les expressionnistes mais aussi les futuristes (absents de l’exposition faute de prêts consentis) voient la guerre qui se profile comme une grande purification, une apocalypse bienvenue.

Certes, il reste le discours prophétique de Kandinsky, le personnage clé du Blaue Reiter, et la mission visionnaire qu’il assigne à l’artiste. Toutefois, dans ce cas, l’utopie reste clairement irréalisable, tant il semble que l’univers rêvé par l’artiste russe n’est qu’une projection d’un avenir hautement spirituel, qui évite soigneusement toute préconisation quant à la réalisation de ce projet.
Inévitablement, la seconde partie de l’exposition – celle qui met en scène les constructivistes (le terme est parlant) et leur production protéiforme – dégage un sentiment bien différent. Deux événements majeurs séparent ces deux mouvements : la Grande Guerre et la révolution d’Octobre. La destruction massive d’une part et l’immense espoir inspiré par la future URSS de l’autre sont, à des degrés différents, les sources du Bauhaus en Allemagne, de De Stijl aux Pays-Bas et bien évidemment du constructivisme russe avec Tatline ou Lissitzky. Même si, pour des raisons techniques ou économiques, la majorité de leurs projets restent sur le papier ou sous la forme d’une maquette d’une architecture visionnaire, on y sent clairement que les artistes croient dans leur capacité à transformer le monde.
Avec la montée du totalitarisme, les années 1930 mettront fin à cet élan formidable marqué d’une confiance (aveugle ?) dans le progrès et la « fabrique » d’un homme nouveau. Mais c’est probablement le sort de toute utopie, cette tendance à assujettir la réalité du monde à un schéma de perfection pensé en vase clos. Lucide, Mondrian limite ses ambitions : « J’ai maintenant clairement vu qu’il est tout à fait possible de réaliser le néo-plasticisme dans une pièce », écrira-t-il à la fin de sa vie. Utopie au carré ?

UTOPIA

Commissaire : Doris Wintgens Hötte
Nombre d’artistes : 126
Nombre d’œuvres : 284

UTOPIA 1900-1940. VISIONS D’UN NOUVEAU MONDE,

jusqu’au 5 janvier 2014, Musée De Lakenhal, Oude Singel 28-32, Leyde, Pays-Bas, tél. 31 (071) 516 5360, www.lakenhal.nl, du mardi au vendredi 11h-17h, samedi-dimanche et jf 12h-17h.

Légende photo

Kazimir Malevich, Deux figures dans un paysage, 1931-1932, huile sur toile, collection Merzbacher.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°399 du 18 octobre 2013, avec le titre suivant : L’utopie n’est plus ce qu’elle était

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