Art contemporain

L’univers violent et crépusculaire d’Anne Imhof

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 3 juin 2021 - 856 mots

PARIS

L’artiste allemande a investi tout le Palais de Tokyo pour sa première exposition d’envergure en France.

Paris. Anne Imhof (née en 1978) avait marqué de son empreinte la 57e Biennale de Venise, en 2017, avec Faust, œuvre totale mêlant performance, sculpture, musique et peinture, récompensée par le Lion d’or. Elle y mettait en scène la monumentalité fascisante du pavillon allemand, plaçant les visiteurs au milieu d’une métaphore de la transparence et du contrôle, structure de verre et de métal habitée par des corps jeunes, entre rage encagée et cauchemar cristallin. La voici en artiste invitée du Palais de Tokyo, dans la continuité des cartes blanches confiées successivement à Ugo Rondinone, Philippe Parreno, Tino Sehgal, Camille Henrot et Tomás Saraceno. « L’idée de la carte blanche n’est pas forcément de remplir les espaces avec plein d’œuvres, mais d’explorer les possibles », précise la directrice de l’établissement, Emma Lavigne, commissaire, avec Vittoria Matarrese, de l’exposition. L’intitulé de celle-ci, « Natures mortes », souligne d’ailleurs une des difficultés à laquelle a dû se confronter Anne Imhof, dont le travail est volontiers performatif.

En 2019, elle avait conçu son exposition « Sex », à la Tate Modern, à Londres, selon une partition diurne et une seconde, nocturne, composée de cinq tableaux vivants. Cette fois-ci, comment insuffler de la vie dans un lieu non seulement immense, mais soumis à de strictes consignes sanitaires ? L’artiste a commencé par s’emparer physiquement du bâtiment qu’elle a débarrassé de certains murs afin de révéler son ossature. Il y a dans cet acte de transformation un instinct qui tient du pillage et de la destruction, une sorte de violence. À l’image de celle, subliminale, de ce ring matérialisé, dans la rotonde, par les rembourrages noirs lustrés habillant les piliers, tandis qu’un peu plus loin est suspendu un punching-ball. On se souvient que l’une des premières performances d’Imhof consistait justement en un match de boxe organisé dans un club de strip-tease à Francfort.

La violence surgit également, explicite, déchaînée même, avec la vidéo de ce vélo fracassé à coups de batte par Klara Lidèn dans le silence d’un intérieur immaculé (Bodies of Society, 2006). Mais dépouiller le lieu, c’est aussi révéler la fragilité : la peinture placée en exergue, qui porte la trace d’une strie, évoque ainsi une carrosserie rayée dans un crissement d’ongle ou de clef.

Cette exposition présente plusieurs peintures d’Anne Imhof et montre aussi quelques-unes de ses inspirations, soit une sélection d’œuvres d’une trentaine d’artistes : des photographies d’Alvin Baltrop ou Wolfgang Tillmans  aux toiles griffonnées rouge sang de Cy Twombly en passant par les études anatomiques de Théodore Géricault. Une relation à l’art qui traduit une conception de la vie, les deux fusionnant dans sa collaboration avec la plasticienne Eliza Douglas, muse et compagne, qui signe, entre autres, la composition musicale de « Natures mortes », hantée par sa présence.

Dédale de verre et architecture mise à nu

Le parcours débute par un corridor de verre dessinant une courbe à arpenter, rituel de passage, rampe de lancement. Les parois vitrées, légèrement fumées, sont marquées de tags témoignant de leur existence antérieure, vestiges de buildings arrogants recyclés en une sculpture gigantesque qui suggère leur ruine. Au travers de ces vitres érigées luit un soleil couchant, éblouissement sur le déclin que fige une suite de tableaux (Anne Imhof, « », 2021). Un paysage s’esquisse. La course d’un chien noir s’y répète inlassablement (Elaine Sturtevant, Finite Infinite, 2010). On trouvera vers la fin, une autre œuvre de Sturtevant, Duchamp nu descendant un escalier (1968-1996), variation autour de la reproduction mécanique du mouvement et citation de l’auteur du Grand Verre. C’est aussi une histoire de l’art et des idées qui se donne à lire en filigrane.

Dans les sous-sols se déploie un labyrinthe de verre, architecture de l’exhibition et du voyeurisme, du reflet et de la perte de repères, où se logent des chambres minimales, domesticité de survie réduite à un couchage, un objet fétiche, intimité rendue impossible par les perspectives ouvertes de tous côtés. Ce sont des cellules avec vue, factice, sur la mer (Anne Imhof, Untitled (Wave), 2021), ou parfois sur un éclat de couleurs, une résurgence de lumière (Joan Mitchell, La Grande Vallée XX, 1984). Au cœur de ce dédale, un ensemble de peintures de Sigmar Polke (Axial Age, 2005-2007), superpositions changeantes de pigments d’or, d’argent, et de lapis-lazuli, offre un sas de recueillement au milieu du chaos au cordeau. Anne Imhof avait vu et aimé cette œuvre à Venise, au Palazzo Grassi, en 2016. C’est une façon de nous y transporter, mais aussi une affinité avec les œuvres de la Pinault Collection, laquelle est à l’origine du prêt. Et tandis que la Bourse de commerce met en avant ces jours-ci l’œuvre de David Hammons, Anne Imhof choisit de faire résonner dans les profondeurs du Palais de Tokyo sa vidéo Phat Free, un autre prêt de la Pinault Collection. Hammons erre à travers les rues de Harlem, promenade nocturne que rythme le son métallique d’un seau dans lequel il shoote à intervalles réguliers. On rêve alors de se hisser en haut des plateformes dont Imhof a jalonné le parcours, pour prendre de la hauteur, peut-être un nouvel élan, et sauter dans l’inconnu.

Anne Imhof, Natures Mortes,
jusqu’au 24 octobre, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, 75016 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°568 du 28 mai 2021, avec le titre suivant : L’univers violent et crépusculaire d’Anne Imhof

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