Art contemporain

Luc Delahaye, l’intranquille

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 14 novembre 2025 - 1516 mots

Grand photoreporter de guerre passé à la photographie artistique, Luc Delahaye a fait ce grand écart, en gardant un rapport fort au réel, un réel fragmenté, recomposé ou travaillé par ordinateur. Trop rarement montré, son travail bénéficie d’une belle rétrospective au Jeu de paume, jusqu’au 4 janvier.

Lorsque Quentin Bajac, alors responsable du département de Photographie du Centre Pompidou, proposa il y a quelques années à Luc Delahaye (né en 1962) une exposition au Cabinet d’art graphique du Musée national d’art moderne, l’artiste déclina l’invitation en raison « de l’espace jugé trop petit et de la certitude de se fermer la porte d’une grande exposition au dernier étage », se souvient le conservateur aujourd’hui à la direction du Jeu de paume. Ce refus ne le dissuada pas pour autant. À peine nommé à la tête du centre d’art, ce dernier lui offre une rétrospective sur les deux niveaux de l’établissement. « Car le travail de Luc n’avait pas eu d’exposition d’ampleur que son œuvre mérite. Il y avait eu l’exposition à la Maison Rouge, en 2005, puis celles à la Galerie Nathalie Obadia, mais aucune qui revisite ses travaux de photoreporter de guerre, plus classiques, des années 1980-1990 », explique Quentin Bajac. Cette idée de rétrospective, objet de longues discussions, se heurta toutefois aux réticences du photographe. Aujourd’hui, une quarantaine d’œuvres créées par Luc Delahaye au cours des années 2001-2025 sont présentées au Jeu de paume sur les 74 inventoriés de cette période par l’ouvrage de l’exposition publié sous la forme d’un catalogue raisonné.

Luc Delahaye, Trading Floor, 2013, tirage chromogène numérique. © Luc Delahaye
Luc Delahaye, Trading Floor, 2013, tirage chromogène numérique.
© Luc Delahaye
Une période encore insaisissable

La première période de du travail de photographe de Luc Delahaye couvrant les années 1984-2000 a été multiprimée. Elle a été déterminante dans sa carrière et importante pour comprendre la seconde période de création qui suit. Pourtant, elle est la grande absente de cette exposition attendue pour dépasser cette césure entre un avant et un après 2001, opérée par l’artiste. Pour le début d’une réflexion sur la continuité de son œuvre sans distinction de période, on se référera au texte de Quentin Bajac dans le catalogue raisonné. Dans l’exposition, sa biographie est succincte et ne se prête pas, comme d’autres expositions en ces lieux, à un développement détaillé à l’entrée. Le catalogue non plus. Seules quelques vitrines font référence aux années 1984-2000, durant lesquelles on apprend qu’il s’installe à Paris, à 22 ans, et réalise ses premiers reportages, notamment au Royaume-Uni pour photographier la grève nationale des mineurs. Puis il rejoint la petite agence Moba News Diffusion et très vite Sipa Press. Cette dernière, grande agence d’actualité de renommée internationale avec Gamma et Sygma à l’époque, « l’envoie à Beyrouth où il fait sa première expérience de la guerre. Suivent de nombreux reportages de guerre et d’actualité internationale en Afghanistan, en Bosnie, au Rwanda, en Tchétchénie, en Irak, en Cisjordanie et à Gaza, en Haïti, au Congo, au Soudan, en Somalie… », comme l’énumère la biographie, tout aussi sommaire, de ses années passées à Magnum Photo de 1994 à 2004. On repense alors à ce que nous avait confié la galeriste Nathalie Obadia sur cette période : « Elles avaient été un sujet presque tabou quand il est rentré à la galerie en 2011. S’il avait choisi une galerie comme la mienne, c’était parce qu’elle était en dehors de la photographie qui n’avait rien à voir avec mon monde. C’est lui d’ailleurs qui m’a poussée à participer Paris Photo. » Pour expliquer le parti pris de l’exposition, Quentin Bajac souligne : « Luc ne se sentait pas encore prêt à réétudier cette première période. Il n’a pas trouvé encore la manière de la mettre en forme ou l’envie pour l’instant d’y réfléchir. » Lors de notre entretien, dans son studio, nous avons demandé à Luc Delahaye pourquoi il ne se sentait pas prêt à mettre bout à bout ces deux périodes et pourquoi sa biographie avait été si compliquée pour lui à rédiger. Nous avons très vite compris que nous n’aurions pas de réponse, surtout en ce qui concerne la seconde question. Ce n’était pas un sujet qu’il avait envie d’aborder. À un mois de l’inauguration de l’exposition, il nous avait d’ailleurs signifié dès le début son inquiétude face au temps que lui demanderait la reprise des citations que nous lui renverrions pour validation, car il était insatisfait par avance des paroles et des phrases prononcées retranscrites, trop imprécises et mal formulées de sa part. Les entretiens accordés par Luc Delahaye aux médias sont rares. Et encore plus en cette période de pré-montage au Jeu de paume où il finalisait pour l’exposition son film sur la guerre en Syrie, réalisé à partir d’images trouvées sur Internet, et sur lequel il avait commencé à travailler depuis le début du conflit en 2011. Après quatorze ans de multiples et longues tentatives afin de trouver la forme adéquate, le film a pris corps il y a seulement un an et le photographe n’a pu s’y consacrer tous les jours que depuis peu. Le temps n’était donc pas à la parole aisée, fluide… « Je n’ai pas envie de parler de moi, mais d’épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps», écrit le poète russe Ossip Mandelstam dans Le Bruit du temps, publié en 1925. Nous étions dans cette configuration.

Luc Delahaye, Manifestation du candidat d'opposition Alexander Milinkevich (Biélorussie), 2006, tirage chromogène numérique. © Luc Delahaye
Luc Delahaye, Manifestation du candidat d'opposition Alexander Milinkevich (Biélorussie), 2006, tirage chromogène numérique.
© Luc Delahaye
Un grand revirement

« Luc est une personnalité étonnante à la fois austère, radicale et plein de charme. Il est très dur, très exigeant par rapport à lui ; c’est pour cela qu’il travaille tout le temps et très lentement. Il est aussi très secret quand il est sur un projet et, en même temps, quand il se lâche on peut rentrer dans de grandes discussions passionnantes sur la géopolitique », confie Nathalie Obadia. Raymond Depardon, qui l’a connu à Magnum, et fait interpréter le rôle du photographe dans son film Paris (1998), évoque également son côté taiseux, calme et réfléchi. « Quand j’ai appris que son père était maraîcher, j’ai été touché, car mon frère l’est et mes parents étaient agriculteurs », se souvient-il. L’auteur de Reporters et de La Ferme du Garet n’a pas été surpris quand Luc Delahaye a quitté Magnum en 2004. « Il était malheureux. Il se sentait à l’étroit intellectuellement et professionnellement. Des photographes comme Sophie Ristelhueber avaient donné d’autres formes aux conflits, tout en refusant d’être rangée dans la catégorie photographe. Et puis, c’était aussi l’époque de la tendance qui s’affirmait, surtout en France, chez un certain nombre de photographes, de se proclamer artiste. » Quentin Bajac relève dans le texte du catalogue raisonné : « À une époque où les frontières entre photographie documentaire et art contemporain tendaient à s’estomper, où la photographie de presse avait acquis droit de cité dans les histoires artistiques du médium, où des photographes d’agence, notamment au sein de Magnum, parvenaient à développer une écriture personnelle, cette décision a été perçue comme anachronique : pourquoi se préoccuper d’une telle distinction ? Aurait-on cru à la valeur universelle de ce qui relevait davantage de l’injonction ? Delahaye, par sa position, tout en rejetant la notion d’“auteur” – insuffisante à ses yeux –, brûlait ses vaisseaux. »

Des photographies à la puissance picturale

En 2005, l’exposition à La Maison Rouge avait acté « la rupture revendiquée avec le monde de la presse pour gagner le monde de l’art. Les photographies panoramiques de grande dimension, relatives à des lieux de pouvoir ou de conflits, réalisées durant les années 2001-2005, avaient suscité questionnements et critiques chez certains, mais aussi enthousiasme et éloges chez d’autres. Mais personne n’était resté indifférent devant la vision frontale, synthétique et emblématique d’un événement et d’une situation, ni par les dimensions de ces tableaux photographiques. « On n’avait jamais vu ça ! Claude Berri, qui était venu à l’exposition voulait tout acheter, mais je ne vendais rien… », se souvient Antoine de Galbert, fondateur de La Maison Rouge. La puissance narrative, spectaculaire, dramatique, voire théâtrale de ces photographies hors norme, on la retrouve aujourd’hui au Jeu de paume dans les compositions numériques réalisées dans d’autres formats à partir de photos multiples qu’il a prises sur le terrain ou non, et mises en scène. Irak, Palestine, Syrie, Ukraine, Afghanistan, Sénégal, Calais ou une scène d’un Conseil de sécurité, d’une salle de marché ou d’un affrontement lors d’une convention nationale républicaine : « Le bruit du monde » vu par Luc Delahaye marque une nouvelle fois les esprits. En 2017-2018, l’artiste avait titré sa troisième exposition à la galerie Obadia, « Sumud et autres histoires ». Sumud est un terme arabe, devenu un concept et une attitude chez les Palestiniens signifiant la fermeté, la persévérance, une façon de résister, de rester sur terre et de dessiner une troisième voie entre la haine aveugle et la soumission muette, avait-il expliqué à l’époque. Un terme qui pourrait définir le positionnement d’un homme qui, depuis ses débuts de photographe, recherche et interroge l’humanité.

 

1962
Naît à Tours
1992
Grand prix « Paris Match » du photojournalisme, prix Robert-Capa et World Press Photo
1993
World Press Photo
1994
Grand prix « Paris Match » du photojournalisme
2000
Prix Oskar-Barnack
2001
Reçoit l’ICP Infinity Award le World Press Photo et cesse de travailler pour la presse
2002
Prix Robert-Capa, prix Niépce et prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre
2012
Prix Pictet
À Voir
« Luc Delahaye. Le bruit du monde »,
Jeu de paume, 1, place de la Concorde, Paris-1er, jusqu’au 4 janvier 2026, jeudepaume.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°790 du 1 novembre 2025, avec le titre suivant : Luc Delahaye, l’intranquille

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