Artisanat d'art

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Louis C. Tiffany - Le maître verrier illumine Paris

Par Lina Mistretta · L'ŒIL

Le 23 septembre 2009 - 1645 mots

Fils du fondateur de la joaillerie new-yorkaise, Louis Comfort Tiffany participe, au tournant du siècle, au renouvellement des arts décoratifs impulsé par un mouvement précurseur. Ses créations de verre rivalisent avec celles des maîtres du genre.

Le mouvement Arts and Crafts – littéralement Arts et Artisanat – prend racine en Angleterre vers 1860 durant l’ère victorienne et se manifeste rapidement à l’échelle internationale. S’il garde son nom aux États-Unis, le phénomène revêt des appellations différentes dans divers pays d’Europe  : Nieuwe Kunst en Hollande, Jugendstil en Allemagne, Sécession en Autriche, Art nouveau en France et en Belgique… Son chef de file, William Morris (1834-1896), se fait l’écho des préceptes de John Ruskin (1853) pour une conception morale de la création, du travail, en réaction à l’industrialisation galopante. Il rejette la laideur des productions industrielles, prône les techniques traditionnelles, la réhabilitation du travail fait main, la valorisation de l’artisan/artiste. Il préconise la simplicité, voire le dépouillement. Très vite il s’impose dans toutes les disciplines des arts décoratifs  : sculpture, vitrail, céramique, mobilier, papier peint, orfèvrerie, bijouterie, favorisant ainsi leur considérable développement.

Dans la famille Tiffany  : le père
C’est dans cette atmosphère favorable aux arts décoratifs que s’inscrit la fabuleuse carrière de Louis Comfort Tiffany (1848-1933). Elle lui permettra d’exprimer pleinement ses talents visionnaires qui feront de lui le chef de file du design américain de l’époque, reconnu sur la scène artistique internationale. Mais on ne peut aborder la carrière de Louis C. Tiffany sans évoquer celle non moins extraordinaire de son père, Charles Lewis Tiffany (1812-1902), fondateur de la maison Tiffany & Co. à New York, renommée dans la joaillerie et l’argenterie. Sa réputation acquiert une dimension internationale avec sa participation aux Expositions universelles de Paris, notamment celles de 1867 et 1878, les récompenses qu’il y reçoit témoignant de son extraordinaire réussite. Outre les bijoux et l’argenterie, son illustre catalogue propose un nombre impressionnant d’objets aussi variés que prestigieux  : céramiques chinoises japonaises et anglaises, porcelaines de Sèvres, bronzes de Barye ou de Falguière et les plus belles pièces de verrerie parmi lesquelles du verre opale vénitien et les plus beaux vases de Gallé.

Voyages en France et au Maghreb
Son fils Louis Comfort Tiffany naît et grandit ainsi à New York dans une famille riche et célèbre, entouré d’œuvres d’art importées du monde entier, de verreries et de pierres précieuses dans lesquelles il a tout le loisir de contempler les effets de la lumière et le jeu des couleurs. Leur fascinant pouvoir expressif orientera ses choix professionnels et deviendra le fil conducteur de ses inlassables expérimentations. Sa carrière démarre sous les meilleurs auspices puisqu’il crée en 1885 sa propre entreprise associée à l’entreprise de son père et à l’image de luxe et de qualité véhiculée par la prestigieuse maison. Mais il saura s’en démarquer et faire valoir son talent protéiforme. Il est d’abord attiré par la peinture. Après un séjour en Europe en 1865-1866, il suit des cours d’art antique à la prestigieuse National Academy of Design de New York puis étudie à Paris, pendant un an, la peinture d’histoire, passage obligé pour tout artiste digne de ce nom. Influencé par les scènes de genre orientalistes du peintre Léon Adolphe Auguste Belly (1827-1877), il voyage au Maroc, en Tunisie et en Algérie. Il découvre émerveillé les verres émaillés, les mosaïques de verre et les faïences colorées de ces pays  : retrouve-t-il la lumière et les couleurs des objets qui ont imprégné son enfance new-yorkaise  ? Il s’attache déjà aux effets atmosphériques de la lumière. Certaines de ses œuvres gardent les traces magnifiques de ces voyages. À 22 ans, c’est un artiste reconnu. Il est membre des meilleures associations artistiques de New York qui recrutent dans les cercles littéraires et le monde des affaires. Parmi ceux-là, Chester A. Arthur (1830-1886) qui, devenu président des États-Unis, lui demandera en 1882 de décorer la Maison Blanche. Pour l’heure, Louis C. Tiffany décide de faire des arts décoratifs sa profession, car ils offrent à son avis plus de possibilités créatives que la peinture. Convaincu que l’art doit embrasser tous les aspects de la vie quotidienne – « faites rentrer la beauté dans vos foyers… » –, il se tourne vers la décoration intérieure et l’art du verre. Le verre est très vite le centre de ses activités. Il exerce sur lui une véritable attraction. C’est le moyen d’expression dans lequel il va exceller, car sa beauté intrinsèque lui offre une infinité de possibilités créatives et s’adapte parfaitement à ses conceptions esthétiques. Dans sa manufacture créée en 1885, ses artistes/artisans produisent sous son inspiration des milliers de lampes, vases, objets émaillés, mosaïques de verre et vitraux. Le renouvellement de l’art du vitrail, son déferlement sur l’Amérique et dans le monde portent la marque de son génie novateur.

Le génie commercial de Bing
La célébrité que rencontre Louis Comfort Tiffany en Europe est sans équivalent. Jusque-là, c’étaient les artistes européens qui dominaient la scène artistique internationale. Ce succès, il le doit en grande partie à Siegfried Bing, marchand d’art, collectionneur, découvreur de talents et stratège commercial hors pair  ! Il est l’un des hommes clés du renouveau artistique. En 1894, Bing part aux États-Unis et y découvre la qualité des verreries de Louis Tiffany, puis il parcourt l’Europe, à la recherche incessante d’idées nouvelles et de créateurs. En 1895, il ouvre sa boutique-galerie « la maison de l’Art nouveau » – qui donnera son nom français au mouvement. Il devient le représentant exclusif de Tiffany en Europe et participe à son succès en effectuant des prêts d’œuvres aux galeries et musées européens, ce qui constitue pour le moins une démarche commerciale pionnière. En 1901, la plupart des musées avaient acquis des œuvres de Tiffany. Tiffany est un des premiers artistes américains à être reconnu en France. En 1919, il est le seul artiste étranger à être représenté dans la collection des arts décoratifs. L’inventivité, la qualité de ses œuvres, l’originalité des techniques développées, la somptuosité des couleurs, leurs effets spectaculaires et imprévisibles reposant en partie sur les aléas de la cuisson leur confèrent une singularité qui rompt avec les conventions verrières européennes. Son talent singulier rivalise avec celui des grands verriers européens de son époque, mais la France n’est pas en reste dans ce domaine. L’Exposition universelle de 1889 présente les œuvres de quelques artistes verriers précurseurs et consacre Émile Gallé (1846-1904), maître verrier nancéen, céramiste, dessinateur de mobilier. Avec un groupe d’artistes talentueux et inventifs, il fonde l’école de Nancy.

Gallé, un rival de taille
L’histoire dit que Tiffany et Gallé se sont rencontrés dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris en 1900 et lors d’une visite de Tiffany à la manufacture d’Émile Gallé. La comparaison entre les deux maîtres verriers est intéressante à plus d’un titre. Ils héritent tous deux de l’entreprise paternelle, mais savent s’en émanciper et démontrer leur immense génie créatif. Tous deux inventent les techniques les plus évoluées dans le traitement du verre  : Gallé en y injectant des particules métalliques, feuilles d’or, d’argent ou bulles d’air. Tiffany développe un procédé (Favrile) qui consiste à travailler le verre en fusion de façon à obtenir des formes organiques aux spectaculaires contrastes de couleur. Il dépose divers brevets concernant la coloration du verre et le sertissage des vitraux. Ils sont tous deux couverts d’honneurs pour leurs travaux. Lors de l’Exposition universelle de 1900, Tiffany reçoit une médaille d’or pour son procédé Favrile, Émile Gallé se voit quant à lui récompensé par deux grands prix et une médaille d’or. Leur travail domine l’histoire de la verrerie tant par leurs exceptionnelles qualités artistiques que par l’éventail des propositions allant de la pièce unique à celle produite en série. Chacun puise sa source d’inspiration dans la nature, mais Gallé est davantage dans une esthétique « naturelle », Tiffany exclusivement dans le « somptueux » La quête de beauté de Tiffany fut longue de près d’un demi-siècle. Son œuvre est riche et dense. Son nom reste aujourd’hui encore associé à l’idée de luxe et demeure plus que jamais une partie essentielle du renouveau des arts décoratifs.

L’exposition « Tiffany » du musée du Luxembourg

Le nom Tiffany est ancré dans la mémoire collective, synonyme de luxe et de raffinement. Son aura est si forte qu’on l’associe à un style : le style Tiffany. Le musée du Luxembourg signe du 16 septembre 2009 au 17 janvier 2010 la première rétrospective en France de ce créateur génial, depuis 1900. Elle permet ainsi d’admirer dans son ensemble la richesse et la qualité de sa production verrière et l’importance, en son temps, de ses avancées techniques en matière d’arts décoratifs. Ces créations ont le scintillement des contes des Mille et Une Nuits par leurs effets de lumières et leurs couleurs chatoyantes qui évoquent l’Orient exotique qui passionnait et inspirait Tiffany.

Des vitraux, des vases, des luminaires…
L’exposition rassemble cent soixante œuvres dont celles que le musée acquit auprès du marchand Siegfried Bing au xixe ainsi que les créations offertes par Tiffany lui-même. Des pièces exceptionnelles et inédites comprenant vitraux, vases, luminaires, bijoux et dessins, dont certains confiés par les plus grands musées internationaux. Ainsi un vitrail créé par Tiffany d’après un dessin de Toulouse-Lautrec prêté par le musée d’Orsay, un ensemble de quatre vitraux monumentaux provenant du musée des Beaux-Arts de Montréal [lire « Autour de l’exposition »] dont la complexité logistique d’acheminement relève de l’exploit ! On y voit aussi un somptueux vitrail du musée de l’Ermitage à St-Pétersbourg, Magnolias (1900), qui n’était pas revenu à Paris depuis l’Exposition universelle de 1900. La scénographie d’Hubert Le Gal qui avait également travaillé sur l’exposition René Lalique, sise au même endroit, s’appuie sur les temps forts de la carrière de Tiffany, ses choix, ses expérimentations techniques, sa rencontre avec Siegfried Bing ainsi que ses créations les plus marquantes.
L’exposition sera présentée au musée des Beaux-Arts de Montréal, du 11 février au 2 mai 2010 (www.mbam.qc.ca).

Repères

1848
Naît à New York.

1866-1869
Etudie la peinture à New York et à Paris.

1875
Commence à travailler le verre teinté.

1887
Crée des décors intérieurs dans une grande variété de techniques et de matériaux.

1893
Invention du verre « Favrile »

1894
Siegfried Bing devient son marchand exclusif en Europe.

1901
Présent dans la plupart des musées du monde.

1902
Ses lampes sont produites en série.

1916
Le jour de son anniversaire, il organise une rétrospective complète de ses œuvres.

1933
Décède à New York.


Autour de l'exposition
Informations pratiques. « Louis Comfort Tiffany. Couleurs et lumière », jusqu’au 17 janvier 2010. Musée du Luxembourg, Paris. Mardi, mercredi, jeudi : de 10 h 30 à 19 h. Lundi, vendredi jusqu’à 22 h. Samedi, dimanche et jours fériés : 9 h 30-20 h. Tarifs : 11 et 9 €. www.museeduluxembourg.fr
Et la lumière fut. En 2008, le musée des Beaux-Arts de Montréal acquiert, dans le cadre de son agrandissement, l’église Erskine and American, voisine de son bâtiment. Cet achat entraîna la redécouverte d’un ensemble de 17 vitraux Tiffany tombés dans l’oubli depuis plus d’un demi-siècle. Réalisés entre 1897 et 1902 pour l’église American de Montréal, ils sont déménagés à la fin des années 1930 suite à la fusion de la congrégation avec l’église Erskine et la démolition du bâtiment d’origine. Quatre d’entre eux sont exposés au musée du Luxembourg.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°617 du 1 octobre 2009, avec le titre suivant : Louis C. Tiffany - Le maître verrier illumine Paris

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