Art contemporain

L’ironie lucide et visionnaire d’Hito Steyerl

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 20 juin 2021 - 818 mots

PARIS

Associé au musée K21 de Düsseldorf, le Centre Pompidou propose une immersion dans l’œuvre de la réalisatrice et théoricienne qui passe au crible le monde, virtuel et réel, dans lequel nous vivons.

Paris.« Pour Hito Steyerl, les moments de crise sont moins l’exception que la règle », souligne en souriant Florian Ebner, co-commissaire avec Marcella Lista de la rétrospective que consacre le Centre Pompidou à l’artiste allemande. Enfin reprogrammée, celle-ci fait suite à une saison 2018-2019 exceptionnellement dense pour Steyerl en expositions et en installations, du Castello di Rivoli de Turin au Park Avenue Armory de New York en passant par les Serpentine Galleries de Londres…

Hito Steyerl développe depuis plus de vingt ans, à travers ses écrits et son travail vidéo, une réflexion critique sur l’histoire et l’actualité. Sous le titre ironiquement triomphant de « I will survive » est affirmé un optimisme pop volontariste sur fond de pandémie : ce qui ne nous tue pas… Le report du calendrier lui a d’ailleurs été profitable, puisque cette exposition monographique, passant avec un an de retard de l’espace de la galerie 3 à celui de la galerie 2, comporte deux fois plus d’œuvres qu’initialement prévu.

Autant dire qu’il faut avoir du temps devant soi si l’on veut profiter des quelque huit heures de film diffusées, lesquelles offrent un panorama très complet d’une œuvre qui a évolué de la forme documentaire brute à des installations immersives d’une extraordinaire sophistication. Le parcours, à rebours de la chronologie, invite cependant, moins qu’au constat de cette évolution formelle, à vérifier l’actualité toujours brûlante des sujets abordés depuis ses débuts par l’artiste, comme les migrations, le racisme ou les discriminations. Ainsi, c’est sur une œuvre fondatrice, Die Leere Mitte (Le Centre vide, 1998), que la déambulation s’achève. Ce long-métrage tourné au centre de Berlin, sur l’ancien couloir de la mort, observe dans ce no man’s land la fabrique de l’Histoire, entre l’édification des bâtiments de multinationales, symboles d’un nouveau pouvoir économique, et les tensions sociales et raciales. La mercantilisation de l’espace public est, avec le retour du passé, un thème récurrent dans ce travail d’une lucidité implacable, qui démontre ici sa pertinence visionnaire. En gros : le pire est toujours certain. Encore faut-il le regarder en face, et le donner à voir.

C’est avec la spectaculaire installation Hell Yeah We Fuck Die (2016), dont le titre combine à la façon d’un juron blasphématoire les mots les plus utilisés dans les chansons anglophones entre 2010 et 2015, que s’ouvre le parcours. Démultipliées sur des écrans et moniteurs, des images de laboratoire testant des robots humanoïdes hésitent entre comique de répétition et constat d’échec, au moment où l’intelligence artificielle se développe dans différents secteurs. Lettres en néon et structures métalliques suggèrent pour leur part la lourde matérialité des arcanes numériques, au-delà de la lisse interface des écrans. Chez Hito Steyerl, la façon d’aborder ses sujets, de plus en plus séduisante sur le plan formel, revient à utiliser le langage de l’ennemi en le mimant. Plusieurs de ses pièces témoignent ainsi de sa parfaite maîtrise des codes de l’Internet, ce nouveau territoire de l’espace public qui n’échappe ni au contrôle ni à la manipulation. Pervertir ce langage, le détourner dans d’attractifs dispositifs multimédia, revient à mettre en abyme la séduction du capitalisme numérique.

Gaming et transes moyenâgeuses

Ainsi de SocialSim (2020), impressionnante installation immersive spécialement produite pour l’exposition, dont elle occupe le cœur avec un flux d’images mêlant extraits vidéo, infographies, visualisation en temps réel, modélisation 3D… Dans cette narration chaotique, l’artiste conjugue programmes de simulation sociale, esthétique du gaming (jeu vidéo) et références aux transes collectives du Moyen Âge, chorémanies mortelles faisant écho à l’hystérie des algorithmes de gestion. Au cœur de cette farce grinçante peuplée de flics patibulaires, la quête d’un chef-d’œuvre disparu, le Salvator Mundi , permet de comprendre que cette icône de l’art au centre d’un système spéculatif en a sans doute pris le contrôle et dirige désormais le monde.

L’histoire de l’art, comme le monde de l’art, est souvent convoquée dans ce travail qui prend aussi la forme d’une critique des institutions. Power Plants (2019) suggère par exemple de « mettre fin aux franchises de musées dans les dictatures ». Comme dans Red Alert (2007), on peut également voir dans cette installation « un hommage au constructivisme russe, ce moment très bref où l’État avait confié aux artistes la mission de changer le monde », relève Marcella Lista. À sa façon, Hito Steyerl n’a, pour sa part, pas renoncé à agir. Elle le fait ici dans un geste écologique simple qui a consisté à recycler l’essentiel de la scénographie précédente (celle de « Christo et Jeanne-Claude, Paris ! »), des vitres vides offrant de loin en loin un point de vue spectral sur l’espace d’exposition. Elle le fait aussi à travers ses essais, dont une anthologie sélective paraît en français à l’occasion de cette rétrospective, accompagnée d’un catalogue à couverture souple qui réunit un corpus passionnant de textes, notices et images.

Hito Steyerl, I will survive. Espaces physiques et virtuels,
jusqu’au 5 juillet, galerie 2, niveau 6, Centre Pompidou, entrée rue Beaubourg, 75004 Paris.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°569 du 11 juin 2021, avec le titre suivant : L’ironie lucide et visionnaire d’Hito Steyerl

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque