Art moderne

Et Beaubourg créa… les expositions encyclopédiques

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 23 mai 2022 - 1911 mots

La nouvelle affiche du Centre Pompidou renoue avec l’esprit des expositions mythiques de l’institution, où le dialogue entre l’art, le cinéma, le théâtre, la littérature et la musique était à l’œuvre.

Une succession de quatre thèmes séparés par des barres obliques : « / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / ». Quel drôle de titre ! En matière de système d’exploitation informatique, la barre oblique est un caractère typographique qui indique l’emplacement d’un dossier. Ainsi, le titre de la nouvelle exposition du Musée national d’art moderne (Mnam) nous indique que le sous-dossier « August Sander » est classé dans le dossier « Nouvelle Objectivité », lui-même contenu dans les « Années 1920 » rangées à la racine du dossier « Allemagne ». Faut-il y lire une nouvelle fantaisie technologique après l’accrochage « elles@centrepompidou » en 2009, ou une difficulté des équipes du Centre Pompidou à trouver un chapeau pour leur nouvelle affiche ? « Je ne vous cache pas que l’on a eu beaucoup de mal à trouver ce titre », glisse Angela Lampe, commissaire, avec Florian Ebner, de l’événement.

« Paris-New York », et les suivantes

En vérité, ce titre est bien trouvé, qui entend faire passer l’esprit rhizomatique de l’accrochage : son étendue (un pays et une période), sa démesure (près de 900 œuvres et documents), la multiplicité de ses parcours comme sa généalogie. Car « / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / » ambitionne de renouer avec la tradition des grandes expositions pluridisciplinaires de l’institution. Dès la première ligne du catalogue, le président du Centre Pompidou et le directeur du Mnam se disent d’ailleurs fiers et heureux de reprendre à leur compte cette phrase de Jean Millier, président du Centre de 1977 à 1980 : « Cette manifestation, répondant à la vocation pluridisciplinaire du Centre Georges Pompidou, met l’accent sur la diversité des expressions artistiques : arts plastiques, architecture et communications visuelles, graphisme et typographie ; littérature, musique, théâtre et cinéma. »

Cette citation, Laurent Le Bon et Xavier Rey l’ont extraite de l’avant-propos au catalogue « Paris-Berlin. Rapports et contrastes, France-Allemagne 1900-1933 », qui se tint du 12 juillet au 6 novembre 1978. Elle était alors la deuxième d’une série de quatre expositions inaugurales du Centre Pompidou : « Paris-New York » en 1977, « Paris-Berlin » en 1978, « Paris-Moscou » en 1979 et, enfin, « Paris-Paris » en 1981. Si les expositions dédiées aux échanges avec Berlin et Moscou devaient initialement n’en constituer qu’une seule (« Paris-Moscou, via Berlin »), l’événement dut être scindé en deux pour des raisons diplomatiques évidentes – le mur de Berlin ne tombera que onze ans plus tard. Heureusement, « à quelque chose malheur est bon », se réjouit Jacques Michel en 1978 : ce rétrécissement du programme général permet en effet d’élargir le champ de l’exposition « Paris-Berlin ». « Celle-ci ne se limitera plus aux seuls arts plastiques, mais abordera l’ensemble de la création artistique avec l’architecture et le design, le cinéma, la littérature et la musique », note le journaliste du Monde. Et Beaubourg de créer des expositions d’un genre nouveau.

Un nouveau type d’exposition

À l’époque, ce cycle d’expositions bipolaires naît d’un désir : étudier le rôle de Paris dans l’évolution de l’art de ce siècle. « Très vite, écrit en 1977 Pontus Hultén, premier directeur du centre, il est devenu évident que ce programme serait conçu comme un grand diptyque dont les deux volets seraient une exposition recherchant les relations de Paris avec New York, et une autre montrant les échanges avec l’Europe de l’Est et en particulier Moscou, Leningrad et Berlin, avant et après la Révolution. » « C’était là des expositions d’histoire de l’art d’un type nouveau, en ce qu’elles s’intéressaient tout particulièrement aux mobilités – des artistes, des œuvres, des marchands, des revues, etc. », précise Bernadette Dufrêne, autrice d’une thèse sur les débuts du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou. Pour cette spécialiste des communications culturelles, ces expositions répondaient « au renouvellement des approches de la géographie artistique et de l’histoire des échanges, voire de la sociologie de l’art », discipline relativement récente alors. Elles furent d’ailleurs accueillies avec curiosité par le public comme par les spécialistes. « L’exposition “Paris-Berlin” suscita des réactions favorables d’une rapidité et spontanéité surprenantes. Et leur nombre fut énorme », se souvient Werner Spies dans ses mémoires (Gallimard), même si le commissaire de l’exposition pour la partie allemande concède qu’« il y eut des crises » dont « coups de téléphone ou voyages vinrent presque toujours à bout des résistances ». Dans une brève, le journal Le Monde prévient ses lecteurs le 9 juin 1977, soit neuf jours après l’ouverture de « Paris-New York », que « c’est la première fois que l’architecture du Centre Georges Pompidou est confrontée à l’aménagement d’une exposition qui nécessite une articulation complexe et claire. Il faut le dire, les vertus du plan libre n’ont pas fait merveille. Le circuit est un dédale où il faut renoncer à chercher un déroulement linéaire. Mieux vaut s’y perdre. Il est pavé de “chefs-d’œuvre” », poursuit le quotidien.

Première du genre, « Paris-New York » accueille 132 205 visiteurs en 95 jours d’ouverture, soit une moyenne de 1 392 par jour, un peu plus que la rétrospective Marcel Duchamp en 76 jours (91 241 visiteurs). Un score qui ne préfigure pas encore le succès des trois expositions suivantes : 407 524 visiteurs pour « Paris-Berlin », 425 013 pour « Paris-Moscou » et 473 103 pour « Paris-Paris ». Même les éditions font un tabac ! D’abord imprimé à 2 000 exemplaires, le catalogue Paris-Berlin doit être réimprimé en cours d’événement. Les raisons de ce plébiscite ? Le prix modéré de l’ouvrage (65 francs), l’actualité du sujet au moment du rapprochement franco-allemand – « J’espère que cette évocation d’histoire comparée développera, entre le peuple allemand et le peuple français, une estime réciproque sans cesse plus grande », déclare le Premier ministre Raymond Barre en juillet 1978 –, mais, surtout, la qualité indéniable de la publication mise en page par Roman Cieslewicz. Paris-Berlin, Paris-Moscou et Paris-Paris dressent autant de panoramas culturels inédits sur l’art, la littérature, le graphisme, l’architecture, le théâtre, le cinéma et la musique du début du XXe siècle, qui seront réédités avec Gallimard dans un format plus maniable en 1991 et 1992.

Dans l’ADN du Centre Pompidou

« Confuses » pour le critique André Fermigier, ces expositions encyclopédiques ne font pas moins date. Elles permettent d’abord au public comme aux spécialistes de découvrir des œuvres de Malevitch, Tatline, El Lissitzky ou Kandinsky qui n’étaient pour la plupart jamais sorties d’URSS ou d’Allemagne. Elles incarnent aussi l’approche pluridisciplinaire qui a présidé à la création du Centre Pompidou, cette atroce « raffinerie culturelle » honnie de Jean d’Ormesson dans le Figaro. Dès son ouverture en 1977, Beaubourg réunit en effet un musée (le Mnam), une bibliothèque (la BPI), un centre de création industrielle (le CCI) et un autre dédié à la musique contemporaine (l’Ircam). Huit ans plus tôt, dans une lettre au ministre des Affaires culturelles Edmond Michelet, le président Georges Pompidou en avait ébauché les grandes lignes ainsi : « L’ensemble architectural devra non seulement comprendre un vaste musée de peinture et de sculpture, mais des installations spéciales pour la musique, le disque, éventuellement le cinéma et la recherche théâtrale. Il serait souhaitable qu’il puisse également comprendre une bibliothèque. » De fait, c’est bien cet esprit que l’on retrouve dans les expositions inaugurales.

Car si le MoMA, à New York, avait déjà tenté le mélange des genres au sein d’expositions transversales (la peinture avec le design, le graphisme…), c’est le Centre Pompidou qui porte le premier la pluridisciplinarité à son plus haut degré d’utopie dans des expositions dont Pontus Hultén avait donné une vision claire dès 1974 dans la presse : « Nous souhaitons présenter des publications et des manifestations qui ne soient pas limitées au seul domaine des arts, mais qui s’ouvrent sur la littérature, la musique, le cinéma, la photographie, la danse et le théâtre en utilisant ainsi les ressources qu’offrent les espaces et les champs d’activité et de recherche du Centre, sa véritable novation. Nous aborderons d’autres domaines : la photographie, les bandes dessinées, la télévision. »

Une génération « hors norme »

Mais cette utopie n’aurait pas suffi si elle n’avait pas trouvé écho auprès d’une génération d’historiens de l’art et d’intellectuels hors norme, inventeurs « d’expos complètement dingues », remarque un observateur avisé : Pontus Hultén, Werner Spies, Jean-Hubert Martin, Daniel Abadie, Germain Viatte, Jean Clair…. Au risque, parfois, de déclencher la polémique, comme lorsque Jean Clair expose des œuvres d’Hitler au sein de l’événement majeur de l’année 1986 : « Vienne, naissance d’un siècle : 1880-1938 ». Cette dernière exposition avait été projetée dès 1980 pour conclure la série des quatre expositions « Paris-[…] ». Malheureusement, le musée s’était heurté au refus des institutions autrichiennes de se séparer de leurs chefs-d’œuvre. Il fallut donc attendre l’intervention du président Mitterrand auprès de son homologue autrichien pour que l’exposition puisse se tenir six ans plus tard, avec, à son générique, Klimt, Schiele et Kokoschka bien sûr, mais aussi le psychiatre Sigmund Freud, les architectes et designers Josef Hoffmann et Adolf Loos, les musiciens Arnold Schönberg et Gustav Mahler, les écrivains Robert Musil et Hermann Broch, parmi d’autres créateurs. Cette grande célébration culturelle annoncera 450 000 visiteurs à sa fermeture : encore un succès ! « L’exposition “Vienne” fut elle aussi plus qu’une exposition ; les deux présentations furent à la fois une invention et une invitation à extirper ignorance et préjugés », dira plus tard Werner Spies à propos de l’exposition « Paris-Berlin » et de celle de « [son] ami Jean Clair ».

Pari gagné !

« / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / » renoue donc, aujourd’hui, avec cet esprit du Centre Pompidou qui avait, tout de même, un peu perduré dans quelques expositions, dont les relectures des grands mouvements artistiques faites par l’institution (dada et, récemment, le cubisme). À travers la production d’une époque, qui voit dialoguer les beaux-arts avec la photographie, les arts appliqués, le design, le cinéma, etc., « / Allemagne /Années 1920 / » tente de saisir le zeitgeist de la République de Weimar, celui qui a conduit au nazisme. Et c’est une réussite, qui emballe jusqu’aux acteurs qui ont marqué l’histoire du Centre. « Cette exposition m’a beaucoup, beaucoup touché, déclare Jean Clair. J’y ai retrouvé nombre de tableaux que j’avais exposés dans mon expo sur “Les réalismes, 1919-1939” [en 1980], et d’autres que je ne connaissais pas. La part faite à la photographie y est remarquable ! » Un enthousiasme largement partagé par Éric de Chassey, qui loue « une exposition complexe », où il a aimé « [se] perdre », même si ce sentiment, reconnaît le président de l’Institut national d’histoire de l’art, n’est plus vraiment à la mode. Et lui aussi de trouver « Sander à tomber ! » Car l’accrochage, fruit de quatre années de travail, est en réalité l’articulation de deux projets à l’origine distincts : une monographie du photographe August Sander – un événement en soi ! –, pilotée par Florian Ebner, et une exposition transversale sur la Nouvelle Objectivité – la première en France – conduite, elle, par Angela Lampe. « Cette exposition aurait été possible nulle part ailleurs dans le monde, et je pèse mes mots », déclare la conservatrice du Mnam. En raison du grand plateau de 2 000 m2 offert par le Centre Pompidou, qui permet une véritable proposition scénographique et un parcours original, mais aussi des compétences internes : « Le musée possède un service cinéma, un service architecture, un service design, un cabinet de la photographie, etc. Toutes ces disciplines sont réunies et dialoguent au musée, ce qui était au cœur des expositions mythiques du Centre », précise Angela Lampe. Ce dialogue se ressent tout au long de la visite. « Le pari est gagné, je pense », se félicite la commissaire. Il l’est bel et bien.

« / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / »,
jusqu’au 5 septembre 2022. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, place Georges-Pompidou, Paris-4e. Tous les jours de 11 h à 21 h, sauf le mardi ; nocturne le jeudi jusqu’à 23 h. Tarifs : 14 et 11 €. Commissaires : Angela Lampe et Florian Ebner, assistés de Sophie Goetzmann et Katharina Täschner. www.centrepompidou.fr
En prolongement de l’exposition, le Centre Pompidou propose jusqu’au 3 juillet 2022 une programmation autour de la scène contemporaine : « Berlin, nos années 20 ». À travers toutes les disciplines, cette programmation interroge ce qui fait battre le cœur de Berlin aujourd’hui, sa place dans le monde,son univers littéraire ou théâtral ou encore ses scènes électro ou queer. Du rap de Yetundey au théâtre de Rimini Protokoll, de la parole de Thomas Ostermeier, Wolfgang Tillmans et Tino Sehgal aux chorégraphies filmées par Meg Stuart sur les toits de la ville, toutes les facettes de Berlin se dévoilent en salle et dans le Forum. www.centrepompidou.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : Et Beaubourg créa… les expositions encyclopédiques

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